« L’argent n’a pas d’odeur »

2012/05/08 | Par Michel Rioux

Ayant imposé une taxe sur les latrines à Rome, Vespasien se le voyait reprocher par son fils Titus, lui-même futur empereur. Pour justifier son geste, Vespasien montra à Titus les sacs de pièces d’or que la mesure avait rapportés. La morale de l’histoire : quelle que soit son origine, il en est pour qui l’argent demeure « de la belle argent », pour reprendre l’expression de Séraphin Poudrier.

Avec en prime, pour l’empereur, de passer à l’histoire, car c’est son nom qui sert à désigner des latrines publiques, devenues des… vespasiennes.

Or un rapide survol de quelques événements récents nous révèle qu’au Québec, il se trouve pas mal de disciples de Vespasien, qui partagent son cynisme quant à la provenance de dollars qui, autrement, dégageraient une odeur insoutenable.

Prenons le cas des actionnaires d’AVEOS. Quand ils se sont réunis dans un luxueux hôtel de Montréal pour se partager une somme de quelque 300 millions de dollars, il ne leur est visiblement pas venu à l’esprit de se demander comment ces millions étaient arrivés là. Ils n’avaient pas d’odeur, ces millions !

Et pourtant, si ces actionnaires engraissés et repus avaient été un tant soit peu attentifs, ils se seraient rendu compte que ces millions portaient la trace de la sueur et des efforts de 1800 ouvriers mis à pied cavalièrement et qui, depuis deux mois, n’ont plus de salaire, ne savent pas ce qu’il advient de leur caisse de retraite et ne touchent pas d’assurance emploi.

Pas moins de 60 000 dollars ont été recueillis au cours d’un petit déjeuner d’une heure qui a réuni 12 personnes autour de la ministre Line Beauchamp. Cela s’appelle du financement sectoriel chez les libéraux, a-t-on appris.

Une pareille somme ayant été empochée aussi rapidement, on aurait pu croire que la ministre se serait interrogée sur sa provenance. On a finalement appris qu’il s’agissait d’une blind date, comme on dit. La ministre ignorait, veut-elle nous faire croire, qui partagerait son repas.

Il s’avère qu’y étaient présents un membre notoire de la mafia, Domenico Arcari, un entrepreneur pas trop regardant sur la manière, Lino Zamputo, et Paolo Catania, dont une vidéo nous a déjà montré le père, Frank, avec Nick Rizzuto dans le café Cosenza, alors que ce dernier remplissait ses chaussettes de liasses de dollars.

On devrait croire la ministre sur parole lorsqu’elle affirme n’avoir rien senti de particulier quand ces 60 000 dollars lui sont passés sous le nez ? Si elle avait été plus attentive, peut-être aurait-elle décelé des relents de coke, d’extorsion, de prostitution dans ces dollars sortis de l’enfer plutôt que tombés du ciel.

SNC-Lavalin a versé 5 millions de dollars à son président déchu. Le conseil d’administration ne s’est pas posé trop de questions là-dessus, de crainte sans doute qu’il ne s’ouvre la trappe.

Car en Afrique du Nord, en Libye en particulier, il s’est trafiqué là des dizaines de millions de dollars dont on ne pourra pas cacher éternellement à quoi ils ont servi. À un moment donné, l’odeur va finir par remonter, non ? Et cela risque de ressembler à ce que dégagent les cadavres qui ont accompagné la chute de Khadafi.

Rio Tinto Alcan finance le lock-out des 800 travailleurs d’Alma avec la vente à Hydro-Québec des surplus d’une électricité produite à même nos richesses naturelles : 55 millions de dollars depuis le début de l’année. Voilà encore des millions qui, si on était plus attentifs, porteraient la trace d’inquiétudes, de souffrances, de privations endurées par les lock-outés. Mais ces millions n’ont pas d’odeur, semble-t-il. C’est rien que de la business…

On nous dit, du moins c’est ce que La Presse aurait découvert, que le réseau de dépanneurs Couche-Tard est un success story. Un empire, quoi ! Mais un empire fondé sur le salaire minimum, c’est-à-dire sur des emplois précaires, sur des conditions de travail qui s’apparentent à la situation des serfs au Moyen Âge, dont on a dit qu’ils étaient taillables et corvéables à merci. Les profits engrangés sont, aux yeux de certains, une admirable réussite capitaliste. Mais pour d’autres, ces millions de dollars dégagent une persistante odeur, quoi qu’en pense Vespasien.

Si tous ces dollars malodorants devaient se retrouver dans la tuyauterie de vespasiennes, m’est avis que des plombiers auraient du travail pour cent ans.

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