Un ordre commercial mondial en désordre

2018/05/11 | Par Jacques B. Gélinas

«Nous vivons le moment le plus dangereux depuis la Deuxième Guerre mondiale. […] L’ordre commercial mondial que le Canada a contribué à mettre en place est en péril.» (La Presse canadienne, le 4 avril 2018) La ministre des Relations internationales, Chrystia Freeland, lance un cri d’alarme. Elle se démène depuis six mois pour rafistoler l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) au goût de l’erratique président des États-Unis. Mais comment faire pour plaire à Trump sans trop déplaire aux travailleurs et agriculteurs canadiens ?

 

Aux origines d’un ordre commercial mondial aujourd’hui désordonné

L’ordre commercial mondial, que défend désespérément la ministre canadienne, est un ordre fondé sur le libre commerce et la libre concurrence entre toutes les nations grandes ou petites, riches ou pauvres, dominantes ou dominées.

Remontons à la source de cette fondation effectuée au plus creux de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945). Une initiative des États-Unis devenus, à la faveur de cette catastrophe, la première puissance économique et commerciale du monde.

Août 1941. Alors que les cannons crachent le feu en Europe et que Londres flambe sous les bombes nazies, les deux leaders du «monde libre» encore debout, Roosevelt et Churchill, se rencontrent sur un cuirassé anglais, au large de Terre-Neuve. À l’ordre du jour, la réorganisation de la géopolitique mondiale et la restructuration des échanges économiques internationaux. Roosevelt arrive sur le navire avec son plan en tête. Il doit arracher à son vieil ami un renoncement déchirant : la fin des relations privilégiées que l’Angleterre entretient avec ses colonies. En clair, la fin du British Empire. Churchill se rebiffe. Dans cet échange historique entre deux titans, Roosevelt dicte les nouvelles règles du jeu avec l’assurance de celui qui détient le gros bout du bâton. «Naturellement, dit-il, une fois la guerre terminée, une des conditions premières d’une paix durable doit être une plus grande liberté de commerce. La structure de la paix réclame l’égalité des peuples. L’égalité des peuples implique la liberté de commerce.»

L’Angleterre est à bout de souffle et de ressources. Pour continuer de résister à l’envahisseur nazi, elle a un besoin pressant de l’aide des États-Unis. Churchill n’a d’autre choix que d’obtempérer aux règles édictées par le nouveau maître du monde.

Le 13 août 1941, la Charte de l’Atlantique est signée et rendue publique. Le point IV stipule que les États-Unis et le Royaume-Uni se sont mis d’accord pour que dans le monde à reconstruire «tous les pays, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, aient accès, sur un pied d’égalité, aux marchés et aux matières premières du monde nécessaires à leur prospérité économique».

Premier principe : libre accès aux marchés et aux matières premières de tous les pays de la planète.  Deuxième principe : la non-discrimination entre pays pauvres et pays riches.

À noter que ce principe de non-discrimination repose sur un énorme sophisme. Il s’agit en fait d’un principe discriminatoire contre les pays pauvres ; on devrait plutôt leur reconnaître le droit de protéger leur agriculture – leur garde-manger – et leurs industries naissantes.

 

La mise en application du libéralisme commercial : les accords du GATT

Après la guerre, il fallait traduire en politique concrète les principes énoncés dans la Charte de l’Atlantique. De leur côté, les Nations Unies convoquent, dès 1946, une grande « Conférence sur le commerce et l’emploi », qui réunira 53 pays à La Havane. Objectif : établir un lien entre l’économique et le social dans les échanges internationaux afin de protéger le bien commun et les travailleurs et prévenir le chômage.

Mais les États-Unis court-circuitent ce processus et prennent l’initiative de réunir à Genève 23 pays choisis sur le volet, dont le Canada. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, mieux connu sous son acronyme anglais, le GATT (General Agreement on Tarifs and Trade) résultera de cette rencontre inopinée. Signé le 30 octobre 1947, l’accord entre en vigueur le 1er janvier 1948. On le présente comme un protocole provisoire qui, soit dit en passant, n’a jamais été sanctionné par un parlement, en raison de son caractère provisoire… qui a duré près d’un demi-siècle.

L’unique mission du GATT était de réduire progressivement les tarifs douaniers sur les marchandises. On peut conclure que l’institution s’était assez bien acquittée de cette mission puisque les tarifs douaniers entre les 133 membres du GATT se trouvaient réduits en 1993 à moins de 5 %. Contre 47 % en 1947.

 

Naissance d’un nouveau type de libre-échange fondé sur le néolibéralisme

Au tournant des années 1980, un nouvel et puissant acteur fait irruption sur la scène économique mondiale : le lobby des compagnies transnationales. À cette époque, l’énorme pouvoir économique de ces compagnies transcende les nations et met à genoux le pouvoir politique. Elles exigent l’extension du champ du libre-échange aux services, aux investissements, à la protection des brevets et aux produits agroalimentaires. Elles se drapent dans les plis d’une puissante idéologie, le néolibéralisme, qui prône la primauté du marché sur le politique.

Avec à sa tête la Business Roundtable des États-Unis, le lobby des transnationales cognent à la porte de la Maison-Blanche. Ronald Reagan répond. On lui demande de négocier un premier accord de ce néolibre-échange avec un pays facile : le Canada. Pragmatique, Brian Mulroney acquiesce. Après des négociations rocambolesques, les deux compères signeront l’Accord de libre-échange Canada-USA (ALECUS), qui entrera en vigueur le 1er janvier 1989.

En 1994, L’ALECUS va s’étendre au Mexique pour devenir l’Accord de libre-échange nord-américain. L’ALENA avale et renforce l’ALECUS. C’est l’accord pionnier qui va servir de modèle à tous les autres accords de libre-échange signés, par la suite, à travers le monde.

À partir de 1995, le néolibre-échange va s’étendre au monde entier avec la création de l’Organisation mondiale du commerce. L’OMC compte aujourd’hui 164 pays membres. Une vingtaine d’autres pays frappent à la porte. Elle chapeaute une trentaine d’accords qui couvrent tous les aspects de l’activité humaine : l’agriculture, les services, les investissements, la protection des brevets des multinationales, les marchés publics, les obstacles au commerce. Et le reste.

Partagé par la quasi-totalité des gouvernements et la majorité des économistes, le néolibre-échange devient ainsi le principe d’organisation des relations économiques, politiques et sociales à l’échelle de la planète.

 

Le credo chambranlant du néolibre-échange

 Mais voilà qu’en 2016 le pays à l’origine du libre-échange et du néolibre-échange vire capot. Une grande partie de la classe politique états-unienne, à gauche comme à droite, s’inscrit en faux contre ce système qui met en concurrence les salariés du monde entier et facilite la délocalisation de dizaines de milliers d’usines. Le néolibre-échange n’a pas tenu ses promesses de créer des emplois, la prospérité pour tous, l’égalité entre les nations et entre les individus. Il a au contraire engendré un monde d’inégalités… et la crise migratoire mondiale qui s’ensuit aujourd’hui.

Bernie Sanders et Donald Trump ont misé sur le mécontentement d’une grande partie de l’électorat, mais pas dans la même optique.

La directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Christine Lagarde, confesse que Trump n’a pas tort sur toute la ligne : « D’une certaine manière, Monsieur Trump a quelques bonnes raisons de protester contre la situation actuelle. Il y a des pays dans le monde qui ne respectent pas les accords de l’Organisation mondiale du commerce. On pense naturellement à la Chine, mais la Chine n’est pas le seul pays à avoir ce genre de pratique ». (Agence France-Presse, le 10 mars 2018)

Ce disant, madame Lagarde reconnaît implicitement que les grandes organisations multilatérales, chargées d’organiser et de réguler les échanges économiques et commerciaux entre les nations, sont dépassées. L’OMC n’a pas su contrôler les ambitions démesurées des puissances dominantes comme les États-Unis et l’Allemagne et, aujourd’hui, la Chine. Le FMI chargé d’assurer la stabilité financière internationale s’est vu démis de sa fonction essentielle par Nixon, en 1971. La Banque mondiale n’a pas aidé les pays sous-développés à se développer.

De son point de vue, Chrystia Freeland a donc raison de s’inquiéter : l’ordre économique et commercial mis en place depuis la Deuxième Guerre mondiale chambranle. Mais ses efforts pour le remettre d’aplomb risquent de ne rien donner. Elle aura beau pleurer…

             

Et si l’on écoutait Keynes

John Maynard Keynes, l’économiste le plus influent et le plus clairvoyant du XXe siècle, a participé activement aux pourparlers économiques et commerciaux de l’après-guerre.    

Pour éviter les déséquilibres commerciaux entre les pays et assurer des échanges internationaux harmonieux, il souhaitait la mise sur pied d’une banque supranationale en mesure d’octroyer des crédits aux nations déficitaires et de prévenir une accumulation insolite de surplus par quelques autres. Il propose à cet effet la création d’une monnaie internationale : le bancor. Les États-Unis ont dit non, exigeant plutôt l’instauration du dollar US comme monnaie mondiale.

Concernant les échanges commerciaux, Keynes proposait de « réduire au minimum l’interdépendance économique et commerciale entre les nations, plutôt que de la porter à son maximum». Il préconisait le commerce de proximité, les circuits courts, l’achat local.

Écoutons-le : « Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui par nature doivent être internationales. Mais produisons chez nous les marchandises chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible ; et, surtout, faisons en sorte que la finance soit en priorité nationale ».

S’il revenait, Keynes serait certainement favorable à la gestion de l’offre et – pourquoi pas ? – au contrôle de la production et des frontières pour tout ce que l’on peut raisonnablement et pratiquement produire chez nous.

 

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