Pauline Julien: l'insoumission et la liberté en héritage

2018/09/28 | Par Simon Rainville

La réalisatrice Pascale Ferland a eu la main heureuse en titrant son documentaire Pauline Julien, intime et politique, plutôt qu’« intime et engagée ». D’abord, parce que les artistes qui se mêlent du destin de leur peuple, par ce que l’on nomme laconiquement leur « engagement », ne font pas de distinction entre leur vie privée et leur vie publique. Ensuite, parce que Pauline Julien incarne le politique, bien au-delà de la seule prise de position. Elle a évidemment chanté le pays, mais elle l’a surtout incarné.

Et sans se définir comme « féministe » – du moins, le mot n’est pas prononcé dans le documentaire –, elle assume tout, cherche à confondre les stéréotypes, dans une quête passionnée de sa propre liberté et de celle de son peuple. À un journaliste de la CBC, la Renarde dira : « I am all first. A woman, a citizen … ». Son accent, son franc-parler intelligent, son sans-gêne, sa présence, sa liberté de mouvement et son insoumission en disent sûrement davantage que ses prises de parole.

La réalisatrice évite le piège de présenter Julien comme la conjointe de Gérald Godin ou encore l’interprète de Gilles Vigneault ou de Raymond Lévesque. Nous avons plutôt devant les yeux une femme au cœur d’une dynamique qu’elle façonne et qui la façonne. Cette représentation, peut-être un peu trop généreuse puisqu’elle laisse croire que l’artiste ne vit aucune contrainte liée au fait qu’elle soit une femme, a néanmoins le mérite d’en donner la pleine mesure.

La Renarde se raconte elle-même, davantage que Ferland la met en scène. Retrouvant, jusqu’en Europe, des archives visuelles et écrites inédites, l’équipe a su utiliser la beauté des images d’époque en une mise en forme efficace. Les longues prestations musicales donnent à voir et à entendre la puissance de la chanteuse.

D’entrée de jeu, le documentaire aborde sa grande passion et son énergie, qui ont pour pendants une vulnérabilité et une angoisse perpétuelles. Et ces traits trouvent écho – ou leur source? – dans la « fragilité épuisée », comme elle le chante, du statut du Québec qui est à la croisée des chemins.

Nous suivons une jeune interprète canadienne-française, polie, bienséante, à l’accent qui se veut parisien, cherchant à se fondre dans le monde de la chanson en France au cours des années 1950, qui se métamorphose au début des années 1960 en chanteuse québécoise, assumée, libre, à l’accent québécois désinhibé, consciente des liens qui la rattachent à la France, certes, mais surtout de l’incroyable percée du Québec, de sa culture, de sa politique, de son destin.

Avant Gaston Miron, qui dira dans les années 1960 qu’il va « montrer le Québec aux Français », et tout juste après Félix Leclerc, Julien nous fait connaître en France dès les années 1950.

Sans en être peut-être consciente encore, elle est déjà pleinement politique, entièrement dévouée à ce qu’elle fait. Puis vient, naturellement, la prise de position citoyenne. Se superposent alors les images de la chanteuse lors de prestations endiablées et celles de la montée de l’indépendantisme québécois.

Le temps s’accélère drôlement en ce début de Révolution tranquille et le montage devient plus rapide, voire chaotique et nerveux, à l’image d’un Québec quittant le Duplessisme. Nous suivons alors Vigneault et Julien à Paris, au milieu des années 1960. Ils expliquent au journaliste les interviewant, avec humour, mais non sans un brin d’agacement, qu’il ne faut plus dire « Canadiens français », mais « Québécois » pour parler des habitants du Québec.

Les Français, pas plus que les Canadiens, ne mesurent la portée de ces mutations. La chanteuse démonte admirablement un interviewer canadien qui ne comprend pas son propos sur l’importance de la langue française et le désir d’être chez soi. Elle lui demande même s’il est colonialiste! Peut-on imaginer un tel aplomb aujourd’hui?

Quelques choix sont un peu faciles – par exemple l’utilisation d’images du FLQ entrecoupant la performance de Bozo les culottes ou celles de la défaite de 1980 avec la chanson Mommy, comme l’ont soulevé quelques critiques. Mais comment présenter autrement ces moments difficiles à un peuple qui s’ignore, qui transmet une histoire partielle et perpétue une mémoire floue? Le manque de contextualisation du film fera d’ailleurs en sorte que les subtilités du propos seront inaccessibles à plusieurs, ce qui n’est pas tant la faute de Ferland que celle de notre mémoire défectueuse.

Néanmoins, le documentaire est généralement très réussi. Dans une magnifique scène, par exemple, la réalisatrice montre le visage exsangue et inquiet de la reine d’Angleterre, de passage dans « sa colonie canadienne », alors que le RIN et d’autres groupes manifestent vertement contre la venue royale. Entrecoupant ce plan, Julien chante et chante encore le pays à venir, qu’elle n’hésite pas à présenter à un journaliste comme « un besoin ». Elle parle de la « libération du Québec », clairement et simplement, loin de toutes les niaiseries entortillées dans lesquelles on tente depuis de noyer l’indépendance. Le contraste entre les deux femmes est frappant : la reine inquiète, anachronique, guindée et muette; la chanteuse pleine d’assurance, actuelle, décontractée et volubile.

Dans une autre scène, Julien ose courageusement répondre au journaliste qu’elle n’arrêtera pas, bien au contraire, de prendre la parole malgré les provocations et les arrestations politiques du « Trou d’eau de Radio-Cadenas » (Godin) lors de la crise d’Octobre. Comment le pourrait-elle d’ailleurs, elle qui est si entière et pleinement liée au destin politique de son peuple? Malgré une fatigue et une angoisse certaines, son assurance et sa prestance, voire la défiance dans son regard, atteignent une grande noblesse.

Le politique disparaît pratiquement du documentaire après le référendum de 1980, un peu à l’image de Julien, qui s’est fait beaucoup plus discrète. Les maladies – le cancer au cerveau de Godin puis l’aphasie dégénérative de Julien – prennent le pas du film qui dévoile en toute pudeur des images personnelles d’une grande tristesse et d’une réelle affection.

Mais la réalisatrice n’a pas dit son dernier mot et appelle à la suite du monde en terminant son documentaire sur ces paroles de Julien : « Que vive la jeunesse »! Contrairement à la majorité des documentaristes qui traitent d’un sujet politique, Ferland ne présente pas la Renarde comme un objet historique froid, et son film doit être interprété comme un acte politique : l’indépendance, la culture québécoise et l’égalité homme-femme doivent être poursuivies.

La réalité de l’époque de Julien est essentiellement inchangée aujourd’hui. Aux journalistes canadiens, par exemple, la chanteuse répond dans son anglais bancal, sans gêne, alors qu’ils pourraient lui parler en français. Les gens des années 1960 devaient parler en anglais pour exister. Julien et d’autres ont lutté contre cet état. Aujourd’hui, on se glorifie de parler « bilingue sans accent » – sans accent en anglais, signe de notre mondialisme, et sans accent québécois, signe de notre « bon parler » –, alors que nous sommes théoriquement devenus « maîtres chez nous ». On sermonne les chefs politiques de ne pas maîtriser adéquatement l’anglais, ce qui serait signe de leur provincialisme, alors que le documentaire nous rappelle que parler anglais publiquement dans son propre pays est un signe de colonialisme.

Dans Bozo, interprété magistralement par la Renarde, Raymond Lévesque affirme : « On est de la race des pionniers/ On est fait pour être oubliés ». Le documentaire de Ferland aidera, espérons-le, à le faire mentir, car l’oubli des pionnières comme Julien revient à négliger le Québec, intime et politique.

Si l’artiste n’a pas obligatoirement à être engagé, il doit être politique. « Ce que je chante, explique Julien, est plus beau et plus vrai que ce que je vis, que ce que je suis. Ma poésie est plus libre que moi. Elle me tire en avant ». Et c’est bien là le legs ultime de Julien : aller de l’avant, coûte que coûte.