Le transport scolaire repose sur du cheap labour

2023/06/14 | Par Orian Dorais

Il y a un peu plus d'un an, au printemps 2022, j'ai eu l'occasion de réaliser une entrevue avec Jean Papineau, de la Fraternité des Travailleurs et Travailleuses du Préhospitalier du Québec (FTPQ), à propos des conditions de travail des paramédics québécois. Cet entretien fut l'un des plus instructifs de ma – jeune – carrière comme chroniqueur à L'aut'journal.

Papineau m'a amené à réaliser que, lorsqu'il est question des luttes syndicales dans le monde de la Santé, l'on a tendance à consacrer beaucoup d'attention aux infirmières, en oubliant un peu les paramédics et le reste du personnel médical. De la même manière, je me rends compte que, lorsqu’on parle d'Éducation, les revendications des profs occupent souvent le devant de la scène, éclipsant parfois celles des autres corps de métiers.

Bien entendu, il est impératif de soutenir la profession enseignante, mais il ne faut jamais oublier le personnel administratif, les techniciens et techniciennes en éducation, les gens chargés de la maintenance ou des cafétérias, bref toutes ces personnes sans qui l'école québécoise ne fonctionnerait pas. Suivant cette logique, j'ai décidé de consacrer ce papier à la grève des chauffeurs d'autobus scolaire de l'Outaouais – qui dure depuis début mai 2023 –, les chauffeurs étant des membres essentiels, mais souvent ignorés, du secteur de l'Éducation. Je m'entretiens sur leur combat avec Marc-André Gauthier, directeur des communications pour Teamsters Canada, le syndicat qui représente des centaines de chauffeurs.

Orian : Quelles sont les revendications des chauffeurs d'autobus scolaires, en Outaouais, mais aussi dans le reste du Québec ?

Marc-André Gauthier : D'une région à l'autre, d'un centre de service à l'autre, les revendications peuvent varier, mais je dirais que nos membres ont une exigence fondamentale : vivre dignement de leur métier. Dans les négos actuelles, la paie, c'est l'enjeu principal, qui occupe presque toutes les discussions.

Le salaire moyen pour nos membres est de 22 000$ par année, ce qui est en dessous du seuil de la pauvreté. Autrement dit, l'industrie du transport scolaire repose sur du cheap labour. En ce moment, on essaie d'obtenir un taux horaire de 26$, voire de 28$, qui est déjà en place par exemple à Sherbrooke. Je rappelle que nos membres font entre 800 et 1000 heures par année, donc l'augmentation qu'on demande serait à peine suffisante pour garantir un revenu viable.
Les chauffeurs ont droit au chômage l'été, mais les prestations basées sur leur salaire actuel sont faméliques, donc une hausse améliorerait un peu la situation. Enfin, on essaie de combattre le phénomène des tâches non rémunérées. Par exemple, quand un élève est indiscipliné, certains CSS disent aux chauffeurs de remplir une fiche de comportement. Souvent, il n'y a pas assez de temps sur les heures de travail pour le faire, donc nos membres remplissent leurs fiches dans leur temps libre, bénévolement.

O. : Que les salaires soient aussi exécrables m'étonne. Trouvez-vous que les chauffeurs sont trop souvent oubliés dans la discussion?  

M.A.G. : C'est clair! Ils sont parmi les employés les plus mal rémunérés de la fonction publique et parapublique. Pourtant, ces gens-là ont une responsabilité immense : la sécurité de nos enfants est entre leurs mains. On compte sur les chauffeurs pour conduire de manière impeccable de la première à la dernière seconde où il y a des jeunes à bord. Sinon, il y a tellement d'intimidation et de conflits aujourd'hui, que beaucoup de chauffeurs doivent gérer des situations très complexes; nos syndiqués deviennent presque des thérapeutes.

Il y a quelques décennies, les chauffeurs étaient très souvent des personnes âgées semi-retraitées ou bien des agriculteurs qui prenaient une pause des travaux de la ferme, mais aujourd'hui, on voit bien que la nature du travail a changé, c'est plus complexe. Donc, nos membres sont des professionnels à part entière et méritent d'être rémunérés comme tels.

Mais quand on demande des hausses salariales, j'entends des mauvaises langues qui disent que les chauffeurs devraient prendre des emplois à temps partiel, entre les heures de transport. C'est une fausse solution, parce que l'horaire ne permet pas ça. Nos travailleurs doivent se lever aux petites heures du matin pour aller attraper les jeunes à temps; puis, après les avoir déposés, il y a des heures consacrées à l'entretien du bus. Ensuite, il faut partir relativement tôt dans l'après-midi pour la fin des classes. Quand est-ce qu'on case un autre emploi là-dedans? Comme je le disais, on s'attend à ce que les chauffeurs aient une vigilance infaillible sur la route, donc ils doivent être suffisamment reposés. J'ajoute que beaucoup d'entre eux doivent déjà occuper un emploi parallèle l'été, parce que l'assurance-emploi est insuffisante.

O. : Des transporteurs de la Rive-Sud et de Lotbinière se sont entendus avec leurs employés, comment se fait-il que la grève persiste en Outaouais?

M.A.G. : Excellente question! Faudrait la poser au gouvernement (rires). En ce moment, les deux grosses entreprises de transport scolaire en Outaouais se trainent les pieds dans les négociations. Une d'elles, Autobus Campeau, est sortie dans les médias locaux pour dire que, si les compagnies de l'Outaouais ne peuvent pas consentir aux conditions salariales qu'on demande, c'est parce qu'elles ne reçoivent pas autant d'argent que dans d'autres régions. Donc, on blâme le gouvernement.

Le gouvernement réplique en traitant notre grève comme un conflit au sein d'une entreprise privée et refuse de s'ingérer. Ce serait un principe qui aurait du sens normalement, sauf que ces « entreprises privées » sont subventionnées à 100%. Ça fait que le gouvernement a la responsabilité de s'en mêler, plutôt que de juste se renvoyer la balle avec l'employeur. Au final, on s'en fout de savoir qui a raison entre l'État et les transporteurs. Si le financement est réellement insuffisant en Outaouais... le gouvernement doit l'augmenter. Si le problème est du côté des entreprises... le gouvernement doit mettre son pied à terre, leur dire de négocier. Dans un cas comme dans l'autre, c'est pas une négociation dans le secteur privé, c'est dans le public et ça affecte les chauffeurs, les élèves, les parents, bref la région au complet.

O. : Quelles sont les conséquences en Outaouais?

M.A.G. : En ce moment, 17 000 élèves n'ont pas de transport; donc les parents doivent les amener à l'école par leurs propres moyens. Ça crée du trafic – et plus de pollution – autour des écoles. Les CSS de l'Outaouais paient un montant forfaitaire aux parents qui reconduisent leurs enfants, ç'a déjà couté 1,2 million $ au ministère de l'Éducation. Je précise que les augmentations qu'on demande pour nos membres auraient couté pas mal moins cher que 1,2 million. Je mentionne aussi que les chauffeurs de bus de la Société de Transport de l'Outaouais peuvent aller chercher jusqu'à 110 000$ par année. On demande pas la lune.

O. : Pensez-vous que le gouvernement va devoir revoir son financement global du transport scolaire?

M.A.G. : Là-dessus j'ai un commentaire général : encore une fois, est-ce que c'est normal qu'une industrie subventionnée donne des conditions de cheap labour ? À part ça, je veux pas faire comme un certain ministre (rires) en comparant les métiers, mais je pense que les chauffeurs sont assez névralgiques en éducation. La CAQ dit qu'elle veut investir dans l'école québécoise, elle pourrait en profiter pour investir dans les gens qui amènent les enfants à l'école.

Si le gouvernement ne règle pas vite, j'ai peur qu'il ait une crise du transport scolaire. En Outaouais, un quart des chauffeurs ont changé de métier dans les dernières semaines de grève, parce que les indemnités sont pas suffisantes pour survivre. On va perdre plus de personnel si on n'arrive pas vite à une entente. Et, en ce moment, il y a une quinzaine de conventions qui sont en attente de renouvèlement, notamment les chauffeurs scolaires de l'Abitibi.

Les négociations ralentissent pendant l'été, mais nos membres regardent ce qui se passe en Outaouais et si le conflit s'étirait ou avait une fin insatisfaisante, je peux vous assurer qu'ils vont savoir à quoi s'en tenir. Ça amènerait d'autres grèves à la rentrée 2023 et une vague de réorientations professionnelles. À vrai dire, chez les Teamsters, on pense à créer une clinique d'orientation pour aider les chauffeurs scolaires qui voudraient changer de carrière.

Avec leurs permis de classe deux, beaucoup pourraient travailler pour des compagnies de livraison comme Purolator, dont les employés sont aussi représentés par notre syndicat. Ça nous plait pas de voir des gens quitter le milieu de l'éducation, mais on doit  penser au bien-être financier de nos membres. Le gouvernement doit comprendre à quel point la situation est fragile, sinon il va y avoir des bris de services majeurs en septembre.