Papineau en pensée et en action

2023/09/08 | Par Simon Rainville

Longueur de l'article: 2600 mots

Enfin une biographie sur Louis-Joseph Papineau !!! Dans un pays normal, nous en aurions fait un événement d’envergure. Dans ce presque pays, elle passe pratiquement sous silence, signe on ne peut plus clair de notre anormalité politique. Regardons la chose crûment : il aura fallu attendre plus de 150 ans avant d’avoir une biographie digne de ce nom du chef des Patriotes, un acteur des plus importants de notre histoire! Ne serait-ce que pour cela, nous devrions remercier Anne-Marie Sicotte de nous donner à lire la vie remarquable de Papineau l’incorruptible (Carte blanche, 2023).

En peaufinant une technique déjà éprouvée avec plusieurs livres dont Les accoucheuses (Pocket, 2014), Le pays insoumis (Fides, 2017), Gratien Gélinas (Typo, 2011) et Marie Gérin-Lajoie (Remue-ménage, 2014), l’auteure recrée un monde. Elle avait déjà débroussaillé le terrain en publiant Papineau, par amour avant tout (Carte blanche, 2021). Mais ce qu’elle donne à lire maintenant, fruit de 15 ans de travail intermittent, est colossal. Il faut s’y atteler : deux tomes de plus de 600 pages chacun, écrits en petits caractères. Mais quelle lecture, quelle récompense!

Un long silence

Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de voir paraître une vraie biographie du chef patriote? La réponse est complexe. Notre connaissance d’un des plus grands politiciens de notre histoire est longtemps demeurée partielle… et partiale. Sa mémoire est floue, double, comme c'est souvent le cas au Québec. Cela tient à mon avis à deux facteurs distincts, mais liés. Le Québec a peur du politique, de la réflexion sur notre condition politique, sur notre statut de pas-tout-à-fait-colonisés-mais-colonisés-quand-même.

Dans le cas présent, nous pourrions parler de la peur de ce que représente Papineau pour le Québec. Autant pour sa propre ambivalence que dans ses moments de détermination. L’époque patriote, dont il est la figure centrale, est matricielle pour l’histoire du Québec, comme le disait Maurice Séguin.

Mais il y a aussi le poids de l’Église dans la formation de notre conscience historique. Les religieux ont sciemment entretenu une conception apolitique de notre peuple – réduit à une culture distincte – et le sort qu’ils ont réservé à Papineau est à cet égard très parlant. À trop insister sur son « exil » lors des Rébellions de 1837-38, ils ont terni son image et mal évalué le sens de sa vie.

Délibérément, l’Église a gommé tout ce qui dans notre condition politique rappelait notre statut de colonisés afin de nous gaver de mythes compensatoires sur la « mission de la race française en Amérique » de ce « peuple cofondateur » du Canada. C’est pourquoi elle n'en avait que pour une Nouvelle-France mythifiée. Bien sûr, tout n’était pas que noir, comme en témoignent par exemple les parutions de Papineau, son influence sur la pensée canadienne d’Éva Circé-Côté en 1924 et Les deux Papineau de L-O David en 1896. Maurice Séguin aidera à diriger tranquillement notre conscience historique vers les Patriotes, dont la défaite est comme une deuxième Conquête.

Mais notre mémoire a continué à s’abreuver au récit de l’Église, d’autant plus qu’il a été reconduit, sous une couche de « vernis scientifique », par l’École de Québec, comme en témoigne l’indigeste Louis-Joseph Papineau – un être divisé du non moins indigeste Fernand Ouellet paru en 1960. Ouellet, en bon dépendantiste, parle d’un Papineau « hyperémotif avec des propensions à l'inaction et un sens aigu du devoir, de la dignité. D'où sa nature mobile, instable, vulnérable et ses prédispositions à la mélancolie, au pessimisme, à la solitude. Incapable d'affronter les exigences de l'action, il en est arrivé à dédoubler son personnage: ce qui explique la dualité de sa pensée et de son comportement ». Un condensé de haine supposément scientifique qu’il généralisait volontiers à l’ensemble du Québec, et plus particulièrement aux nationalistes.

Puis, en 1977, est venue l’ennuyeuse biographie de Robert Rumilly, ami de Duplessis, dont l’élitisme n’était surclassé que par son conservatisme. Jean-Paul Bernard, dans sa recension de Papineau et son temps, résume l’entreprise adéquatement : « D'ailleurs il suffit de gratter un peu pour découvrir, dans le récit lui-même et dans le non-dit, les positions élitistes et conservatrices de l'auteur. Parce que le récit insiste sur les circonstances de personnes et de caractères, il permet mal d'établir des rapports autres que superficiels aux réalités présentes et aux grandes interrogations du présent. »

J’ajouterais que Rumilly n’a fait que juger les Patriotes, les qualifiant de « têtes brûlées », d’« emportés » et autres insultes de ce genre. Un autre grand intellectuel « objectif » comme le sont si souvent les écrivains d’ici, surtout quand ils traitent d’un homme qui s’est tenu debout, ne serait-ce que verbalement.


Louis-Joseph Papineau, par Alfred W. Boisseau, 1872

La biographie, un défi aux universitaires

Ces deux « biographies » psychologisantes, conservatrices et dépendantistes étaient déjà déclassées scientifiquement à leur époque. L’autre raison qui explique qu’il a fallu attendre si longtemps avant d’avoir une bonne biographie de Papineau est que les universitaires occidentaux ont délaissé le genre entre 1920 et 1980. Sous l’influence de l’École des Annales qui n’en avaient que pour le temps long, les classes et les structures, ils ont considéré la biographie comme un ramassis d’anecdotes glorifiant de « grands hommes ».

Cette conception a atteint son apogée lorsque le sociologue Pierre Bourdieu a affirmé que tout récit de vie s’empêtrait dans « l’illusion biographique ». La biographie n’a jamais complètement disparu dans le monde anglo-saxon, notamment parce que le lectorat potentiel permet d’espérer un succès d’édition. Le monde francophone le permet moins, ce qui est d’autant plus vrai dans le cas du petit marché québécois.

Le grand médiéviste français, Jacques Le Goff, pourtant l’un des détracteurs de la biographie traditionnelle, a fini par changer son fusil d’épaule. En 1989, dans Comment écrire une biographie historique aujourd’hui?, il disait que la biographie doit être « la présentation et l’explication d’une vie individuelle dans l’histoire », la mise en lumière de l’individualité du personnage à travers ses combats, mais aussi à travers les « lieux communs » auxquels il doit faire face.

S’il y a une biographie « type » politicien, le travail de l’historien ou de l’historienne est « d’écrire une vraie biographie, poursuivait Le Goff, d’où se dégage au sein d’une société, d’une époque, intimement liée à elle, mais y imprimant sa personnalité et son action, un individu historiquement expliqué. Et qui, au milieu d’une partition commune, fait entendre sa note particulière, son style ».

Les universitaires québécois ont été plus lents qu’ailleurs à redonner des lettres de noblesse à la biographie, notamment parce que l’histoire sociale a plus longuement régné en maître dans nos facultés. Il aura fallu des écrivaines et journalistes comme Hélène Pelletier-Baillargeon pour nous donner des biographies de qualité, comme son Olivar Asselin (Fides) en trois tomes.

Avec ce relatif retour en grâce de la biographie dans le monde universitaire et le regain d’intérêt pour les Patriotes depuis les trente dernières années sous la plume de spécialistes comme Gilles Laporte, Louis-Georges Harvey et Yvan Lamonde, on aurait pu s’attendre à une biographie universitaire. Il faut croire que l’antinationalisme latent et le peu d’intérêt pour l’histoire pleinement politique de nos universités rendent encore la fréquentation de ce personnage peur recommandable.

Le Papineau de Sicotte

Quoi qu’il en soit, Sicotte nous donne à lire une biographie qui n’a pas à rougir d’elle-même et respecte en grande partie les réflexions sur le genre. Elle connait manifestement l’historiographie sur les Patriotes et les sources d’époques, qu’elle cite régulièrement dans ce « roman vrai », comme le disait François Dosse. Les historiens trouveront sûrement à dénoncer sa subjectivité puisqu'elle ne s'embarrasse heureusement pas de la fausse objectivité et de la triste langue universitaire.

On lui reprochera aussi sans doute sa version parfois simplifiée de certains aspects de l’époque. C’est passer outre l’essentiel : Sicotte rend vivant Papineau et son entourage tout en problématisant la situation de l’époque pour le grand public qui s’initie souvent de cette façon à l’histoire, ce qui n’est pas négligeable.
S’il est vrai qu’elle glorifie Papineau par moments, comme en témoigne par exemple le titre de la biographie – l’incorruptible –, le fait de l’insérer dans un groupe plus large amoindrit le procédé. Pour ma part, les quelques critiques que je pourrais adresser au livre ne briment en rien l’intérêt de lecture.

L’historiographie présente souvent deux Papineau :  un libéral et démocrate, l’autre nationaliste. Dans les deux cas, il y a bien méprise, comme le montrent Yvan Lamonde et Jonathan Livernois dans Papineau, erreur sur la personne (Boréal, 2012). Sicotte cherche, je crois, à faire dialoguer les deux, ce qui ne devrait pas nous étonner. Le nationalisme, dans un pays dominé, doit aussi être libéral et démocrate : la libération nationale n’a de sens que dans une perspective démocratique plus large. L’anticolonialisme devrait toujours être à la fois nationaliste et internationaliste.

Dans le premier tome, La flamme du patriote, Sicotte dresse d’abord le portrait de la colonie qui vient, une génération avant la naissance de Papineau en 1786, de subir la Conquête. Elle sait que les grandes luttes historiques commencent toujours par la génération des parents qui ont défriché le chemin et enseigné le sens de la continuité.

On y voit son père (Joseph) et ses collègues faire l’apprentissage à la dure du système britannique, fouillant dans de rares bibliothèques des ouvrages de droit britannique, eux qui ne parlent pratiquement aucun mot d’anglais. Ils sont les premiers à faire le lourd constat qu’ont dû faire et doivent encore faire de trop nombreux Québécois : notre langue n’est pas suffisante pour vivre. L’anglais nous est devenu « naturel », ce qui n’était pas encore leur cas.
Cette génération, nous dit Sicotte, « doit lutter contre une perte de confiance dans l’avenir » dans cette colonie où « critiquer modérément l’Exécutif colonial, même demander une réforme constitutionnelle, peut être passible d’une accusation de sédition ».

Elle parcourt ensuite le chemin politique de notre peuple en parallèle de la route particulière de Louis-Joseph. Elle mélange la grande et la petite histoire en montrant un homme aimant, attachant, bon et soucieux du bien-être de ses compatriotes, image qui s’éloigne de façon draconienne du personnage hautain que l’on dépeint habituellement.

La biographe montre comment Papineau et les siens apprennent « la patrie comme horizon » jusqu’en 1807, puis passeront, avec la génération de Pierre-Stanislas Bédard que Papineau remplacera à la tête du parti patriote, de l’espoir au dégoût jusqu’en 1824 alors que la Clique du Château – les Anglais qui dominent le système politique et économique au nom de Sa Majesté – y va des plus sinistres tactiques pour réduire le pouvoir de la majorité.

Papineau navigue entre vie privée et vie publique. Passant, dans la vie publique, de projets d’union forcée du Bas-Canada avec le Haut-Canada anglophone au mécontentement devant les injustices à peine cachées que subissent les Canadiens, puis, dans sa vie privée, d’un mariage avec Julie Bruneau à une sociabilité abondante pour le nouveau député depuis 1808, Papineau et son peuple voguent de plus en plus avec aplomb.

Ils constatent à l’usage que les Canadiens demeurent des colonisés, que la Grande-Bretagne et la plupart des Anglais n’ont pas l’intention de considérer comme leurs égaux. Ils mesurent quotidiennement toute l’étendue de « l’insupportable vice du système colonial », comme le dit la biographe. La Grande-Bretagne formera même un sénat « rempli de favoris nommés à vie par le gouverneur » pour la première fois dans une colonie britannique afin de s’assurer que la monarchie parlementaire ne tourne pas à l’avantage des Canadiens.

C’est ce dur constat qui mène au moment où « les séditieux se dévoilent » finalement entre 1825 et 1832, date de fin du premier tome. Les tensions montent, les clans se précisent, les confrontations s’accélèrent et se raffermissent. En quelque sorte, on nomme publiquement le système colonial.

Papineau et les patriotes, de vrais acteurs

Sicotte a le grand mérite de placer Papineau et son peuple dans des rôles d’acteurs plutôt que de spectateurs et de victimes, ce qui est trop souvent le cas quand on réfléchit à notre histoire. Elle entre dans la chair de l’histoire. Nous y sommes, avec elle et avec eux, à la fois. La biographe nous montre que leur réalité politique est encore en partie la nôtre, que les injustices sont plus subtiles, mais que notre condition n’a que peu changé.

Être acteur, c’est accepter la rage au quotidien, comme celle de ces Montréalais qui ont décapité la statue du roi Georges III au début de la Révolution américaine. C’est aussi comprendre que nous avons souvent forcé les changements dans notre histoire. Par exemple, elle rappelle que l’Acte de Québec est en partie créé par le gouverneur anglais afin de pouvoir former une milice régulière canadienne, supprimée depuis la Conquête, puisqu’il sent la grogne monter juste avant la guerre d’Indépendance américaine. Ce n’est donc pas par « bonté » que le roi accepte de tolérer légalement notre présence.

C’est d’ailleurs un autre des mérites de la biographie : faire revive la menace militaire et policière continue qui plane sur nos ancêtres. Cette violence potentielle de l’État, si elle est moins formulée directement et publiquement aujourd’hui, est encore notre lot, comme nous l’ont montré des événements comme la crise de la conscription en 1917-18 et Octobre en 1970.

Sicotte rappelle aussi notre américanité qui nous unit aux Autochtones et aux Américains. Ailleurs, elle tisse des liens qui devraient pourtant aller de soi dans notre conscience. Par exemple, elle montre comment la mémoire de l’occupation de la Conquête a refait surface chez les Canadiens lors de la Révolution américaine quand les autorités britanniques ont décidé de nous serrer la vis afin que l’on reste neutres. Les mauvais traitements de la population, les abus économiques, l’obligation de loger les soldats anglais de la Conquête et les abus subis avant et après la Révolution américaine sont essentiellement les mêmes. Ce sont ceux que subit un peuple dominé. La répression britannique lors des Rébellions de 1837-38 réactivera cette mémoire chez nos ancêtres. Pourquoi l’avons-nous oubliée?

Mais nous n’avons pas non plus été que des victimes. Le « peuple canadien tiraillé » qui « se cantonne dans une prudente neutralité », nous dit Sicotte, ne profitera pas moins de la Révolution américaine pour vendre ses récoltes à fort prix aux marchands anglais, ce qui aidera à retrouver un certain niveau économique pré-Conquête.

Les nombreuses pétitions pour la fin du despotisme anglais (et de ses complices canadiens) viennent d’abord des Canadiens et non des marchands anglais, comme on le pense encore à cause de ce mensonge répété en boucle depuis deux siècles. En fait, les loyalistes ont refusé de s’entendre avec les Canadiens pour écrire des textes communs. Ils feront plutôt leurs propres documents. C’est cette intransigeance des Britanniques installés ici qui finira par mener à l’Acte constitutionnel de 1791, dans lequel, comme le dit la biographe, « les Canadiens sont dominés par une oligarchie qui use de tous les moyens possibles pour miner la démocratie parlementaire et pour saper le pouvoir populaire ».

Le seul gros bémol de l’ouvrage de Sicotte, qui n’altère heureusement qu’assez peu la qualité globale, est qu’elle affirme à quelques occasions que Papineau et les siens recherchaient le « gouvernement responsable ». Ceci pouvait être vrai pour certains patriotes, mais ce n’était pas le cas du chef patriote, comme l’a montré notamment Yvan Lamonde.

Papineau souhaitait un gouvernement démocratique, non pas un gouvernement responsable dans une colonie anglaise qui ne respecterait pas la « représentation par la population », c’est-à-dire le poids politique de la majorité. En ce sens, Papineau était bien un décolonisateur : seule une démocratie pour les Canadiens était acceptable. Sa finalité était à la fois nationaliste et démocratique, si l’on comprend adéquatement son idée de la nationalité. Pour lui, les Canadiens étaient ceux qui luttaient contre les Britanniques au pouvoir, quels que soient leurs traits culturels. C’est ce qui sera encore plus explicite dans son action et sa pensée après 1834, comme le montrera sûrement le deuxième tome.