Hôpitaux à Gaza : « Dans de telles conditions, on ne cherche plus à réparer. On coupe… »

2024/02/09 | Par Eliott Brachet

Propos Recueillis Par Eliott Brachet. Cet article a été publié dans l’édition du 7 février du journal Le Monde.

ENTRETIEN / LE CAIRE- correspondance
Médecin anesthésiste-réanimateur, le professeur Raphaël Pitti a travaillé en Syrie à partir de 2012 dans les zones assiégées par le régime de Damas et son allié russe, puis en Ukraine à partir de 2022. Pendant deux semaines, accompagné d’une vingtaine de médecins, en coordination avec l’association des médecins palestiniens Palmed, il s’est rendu dans la bande de Gaza pour prêter main-forte au personnel de l’hôpital européen de Gaza, dans le sud de l’enclave. Le Monde l’a rencontré à sa sortie.

À quoi ressemble aujourd’hui un hôpital à Gaza ?

C’est le chaos. A l’intérieur, il y a environ 6 000 personnes la journée et plus encore la nuit, où les bombardements sont plus intenses. L’hôpital, qui avait une capacité de 400 lits, en a 900 aujourd’hui. Des blessés et leurs proches errent, sous le choc. Des cadavres dans des housses sont posés contre un mur en attendant d’être enterrés. Une vie s’est réorganisée dans un microcosme. Des femmes font du pain dans les couloirs, des enfants jouent, il y a trois tailleurs, un cordonnier. Les gens n’ont rien pu emporter, ils s’entassent dans une promiscuité totale.

Face à l’avancée des troupes israéliennes, les hôpitaux sont évacués les uns après les autres. Quel est l’état du système de santé de Gaza ?

Il est proche du néant. Dans le sud de Gaza, hormis l’Hôpital européen, seuls trois hôpitaux sont encore en état de fonctionnement. Tous les directeurs d’hôpitaux ont été arrêtés par l’armée israélienne, interrogés et manifestement torturés sous le prétexte qu’ils sont pro-Hamas. La tension est permanente. Les bombardements se rapprochent. A l’Hôpital européen, on a reçu des éclats, le souffle des explosions fait sauter les faux plafonds. La Croix-Rouge internationale craint de devoir déclarer prochainement l’ordre d’évacuer la zone.

Dans quelles conditions les médecins travaillent-ils ?

Il n’y a pas de tri à l’entrée. La masse des patients à prendre en charge souffre de pathologies aiguës et saisonnières. Du fait des conditions d’hygiène catastrophiques, il y a énormément de problèmes respiratoires, de maladies liées au froid, à l’humidité, au manque d’eau, de toilettes, de nourriture et on fait face à de multiples infections. Puis, à chaque bombardement on reçoit une vague de blessés et de morts. Il y a également de nombreuses victimes par des tirs de snipers, notamment des femmes et des enfants.
Compte tenu de l’afflux massif de blessés, les médecins vont au plus court. De nombreux cas critiques ne sont pas pris en charge. On les laisse mourir. De même, il y a énormément d’amputations. Dans de telles conditions, on ne cherche plus à réparer. On coupe…

Aviez-vous déjà été confronté à une situation aussi critique ?

Non, jamais. Tout ce que je suis habitué à faire sur des zones de guerre est presque impossible. Il faudrait réorganiser l’hôpital, améliorer le triage à l’extérieur pour la médecine ambulatoire. L’espace est envahi de gens. On travaille et on opère à même le sol. Les soignants sont épuisés, en état de choc permanent. Ils sont arrivés à saturation, certains ressemblent à des zombies. Il est impossible de travailler correctement. J’ai eu le sentiment de ne pas être utile. D’être impuissant.

L’étau se resserre sur Rafah et le sud de la bande de Gaza. Environ 1,3 million de personnes y ont trouvé refuge. La zone peut-elle absorber un tel afflux de déplacés ?

La stratégie de déplacement massif de la population sur un morceau minuscule de territoire submerge toutes les infrastructures initialement prévues pour les 250 000 habitants de Rafah. Aujourd’hui, il n’y a plus un espace de libre, les gens vivent sur les trottoirs. Tout est sale. Les conduits d’évacuation des eaux usées n’évacuent plus rien. L’eau stagne partout. Ces images rappellent celles du ghetto de Varsovie, les gens qui meurent dans les rues, les vendeurs ambulants, la misère, ce n’est pas bien différent.

Vous avez travaillé en Syrie et en Ukraine. La situation à Gaza est-elle comparable ?

Le parallèle avec la Syrie n’est pas possible. Sur le plan humanitaire et médical, il n’y a pas de comparaison. A Alep, il y avait une dizaine d’hôpitaux clandestins. Il y avait des polycliniques, on pouvait organiser et trier le flux de patients. A Gaza, dans l’état actuel, c’est impossible. Cependant le niveau de destruction rappelle effectivement la Syrie ou l’Ukraine.

La stratégie russe de guerre urbaine appliquée d’abord en Tchétchénie se systématise aujourd’hui dans les conflits. Laisser entrer l’ennemi dans une ville, l’encercler, couper tous les réseaux électriques, l’eau, bombarder constamment, terroriser la population, refuser les corridors humanitaires et attendre que les gens cèdent. On l’a vu à Alep et, plus récemment, à Marioupol. La même stratégie se répète et s’étend, c’est terrifiant.

La Cour internationale de justice a ordonné à Israël de prévenir les actes de génocide et de prendre des mesures pour améliorer la situation humanitaire. Qu’en est-il ?

Il n’y a aucune amélioration. Pis, la situation se dégrade. Où est l’approvisionnement massif d’aide humanitaire exigé par l’ONU ? On est face à un génocide, à une volonté d’amener la population dans une situation de précarité extrême, de la concentrer, de supprimer les hôpitaux. Il faut un cessez-le-feu immédiat et permanent, c’est la seule solution.