Ukraine : Que déchiffrer dans la déclaration de Macron?

2024/03/01 | Par Pierre Dubuc

Avec sa déclaration sur l’envoi possible de troupes de l’OTAN en Ukraine, le président français Emmanuel Macron a ramené au premier plan la guerre en Ukraine, éclipsée dans l’actualité depuis le 7 octobre par les événements à Gaza.

Des commentateurs ont minimisé, voire ridiculisé, la déclaration de Macron en mettant en évidence les réactions négatives des autres membres de l’OTAN.

Macron a eu beau jeu de rétorquer à ses contradicteurs que « beaucoup de ceux qui disent “Jamais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient “Jamais des tanks, jamais des avions, jamais des missiles à longue portée” il y a deux ans. Ayons l’humilité de constater qu’on a souvent eu six à douze mois de retard. C’était l’objectif de la discussion de ce soir : donc tout est possible si c’est utile pour atteindre notre objectif ».

La déclaration de Macron a surpris parce qu’elle marquait un tournant de la politique française. On se rappellera que Macron avait condamné l’OTAN en parlant de sa « mort cérébrale ». Après l’annexion de la Crimée, il avait proposé de bâtir une architecture de sécurité avec la Russie et il avait, au début de la guerre, poursuivi pendant de longues semaines ses échanges téléphoniques avec Poutine en insistant sur la nécessité de « ne pas humilier la Russie ».

Aujourd’hui, le virage est à 180 degrés. Comme le fait remarquer le journal Le Monde, Macron déclare maintenant souhaiter la « défaite de la Russie » et non plus seulement qu’elle « ne gagne pas la guerre ». Un changement sémantique important, passé presque inaperçu, mais lourd de conséquences.

Le débat est lancé

Malgré les démentis, le débat est lancé sur l’envoi possible de troupes de l’OTAN sur le sol ukrainien. Il découle de l’échec de l’offensive ukrainienne et des succès de la contre-offensive russe, des pertes importantes de l’armée ukrainienne et de ses difficultés de recrutement, de même que d’une désaffection du soutien populaire.

L’ancien chef d’état-major ukrainien Valeri Zaloujny le disait sans détour dans son interview à The Economist du 1er novembre 2023 : « Nous allons constater que nous n’avons pas assez de gens pour combattre. »

La situation démographique est pire encore. La population ukrainienne a littéralement fondu depuis l’indépendance en 1991 : de 52 millions à 30 millions d’habitants aujourd’hui, soit un ratio de 1 à 5 avec la Russie (145 millions d’habitants).

Les insuccès militaires de l’armée ukrainienne entrainent un désintérêt américain – les Américains n’aiment pas les « losers » – qui alimente le courant dit « isolationniste », comme en témoigne le blocage au Congrès par les Républicains trumpistes d’une aide de 60 milliards $.

En fait, Donald Trump n’est pas un « isolationniste ». L’establishment américain – majoritairement démocrate – a caricaturé ses relations avec Poutine et sa déclaration à l’effet qu’il mettrait fin à la guerre en Ukraine en « deux jours ». Mais le fin fond de l’affaire est que Trump voulait faire alliance avec la Russie contre la Chine, tout comme Nixon s’était allié avec Mao pour contrer l’URSS.

Mais les différentes administrations américaines ont poursuivi leur plan d’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, tout en sachant que c’était un « casus belli » avec la Russie. La guerre a eu pour effet de pousser la Russie dans les bras de la Chine, au grand déplaisir de plusieurs analystes et stratèges américains qui voient les États-Unis faire maintenant face à deux ennemis, tout en s’enlisant dans la guerre en Ukraine, alors que l’objectif prioritaire, affirmé depuis la présidence d’Obama, est un pivot vers l’Asie pour contrer la Chine. 

Il n’est pas étonnant que, devant le fiasco de l’aventure ukrainienne – la Russie est à l’offensive, les sanctions ont été contournées, son économie ne s’est pas écroulée, sa machine de guerre fonctionne à plein régime – que paraissent dans le New York Times des articles plaidant pour une négociation, un cessez-le-feu, avec Kyiv acceptant d’inévitables pertes de territoire. En un mot, d’en arriver à une solution à la coréenne.

Vers des négos de paix?

Mais, bien entendu, « It takes two tango ». Poutine n’a jamais été fermé à des négociations de paix. Au contraire, il avait proposé deux projets de traités aux États-Unis et à l’OTAN, l’un en décembre 2021 pour éviter la guerre, et l’autre avec l’acceptation d’un accord de paix avec Kyiv à Istanbul en avril 2022. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont fait dérailler ces deux initiatives.

Récemment, dans une entrevue accordée à Tucker Carlson, Poutine a réaffirmé être prêt à entamer des négociations de paix.

Aujourd’hui, Poutine est en position de force en contrôlant 20% du territoire ukrainien. Pour réduire ses ambitions à une éventuelle table de négociations, l’OTAN montre ses gros bras.

Se tient présentement le plus grand exercice de l’OTAN depuis 1988 et la fin de la guerre froide. Pas moins de 90 000 soldats des 31 pays de l’OTAN ainsi que de la Suède, qui devrait bientôt rejoindre officiellement l’Alliance, sont mobilisés, dans le cadre de l’opération « Steadfast Defender », sur l’ensemble du Vieux Continent pour tester les capacités des armées alliées à déplacer rapidement des forces à travers tout le territoire afin de défendre le flanc oriental.

Désormais, des bataillons de l’Alliance sont déployés dans huit pays limitrophes de la Russie et de la Biélorussie. Ensemble, les alliés développent également un nouveau modèle de force, doté de 300 000 hommes rapidement mobilisables.

Pourrait bientôt être levée l’interdiction imposée aux Ukrainiens de lancer des frappes en profondeur sur le territoire russe. Des pressions sont exercées sur l’Allemagne pour qu’elle lève son refus de livrer ses missiles Taurus, qui permettraient de détruire le pont stratégique de Kertch en Crimée.

L’étape suivante pourrait être l’envoi de troupes de l’OTAN en sol ukrainien. Une menace qu’on laisse planer dans une « ambiguïté stratégique », selon l’expression de Macron.

La corruption : talon d’Achille de l’Ukraine

Comment amener l’Ukraine à la table des négociations? Bien sûr, en coupant les approvisionnements en armes. Mais, si cela ne suffit pas, il y a toujours la bonne vieille méthode, bien éprouvée, que constitue le dévoilement de scandales de corruption.

Avant le déclenchement de la guerre, l’Ukraine était déjà cataloguée parmi les pays les plus corrompus au monde. Zélensky a été élu sur la base de la promesse de faire le ménage. Manifestement, il ne l’a pas fait. Récemment, un reportage du journal Le Monde montrait que Zélensky était fort impopulaire dans sa ville natale, parce que celui-ci était toujours sous l’emprise des mêmes oligarques corrompus.

Il ne serait donc pas étonnant de voir dans les prochaines semaines ou les prochains mois des articles dans les principaux journaux américains faisant part de détournement de cargaisons d’armes par des oligarques ukrainiens.

Cessez-le-feu ou Troisième guerre mondiale?

Nous émettons l’hypothèse, dans ce texte, que les événements actuels préfigurent un prochain cessez-le-feu en Ukraine, accompagné de négociations qui conduiraient à un armistice similaire au dénouement de la guerre de Corée dans les années 1950.

Mais il est aussi possible que le tout dégénère en escalade, qui pourrait conduire le monde à une Troisième Guerre mondiale.

Dans notre livre, Le Québec et la guerre en Ukraine (ERQ, 2023), nous avons montré que, derrière la guerre en Ukraine, se profilait un conflit, plus important, entre les grandes puissances pour le repartage du monde.

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », a écrit le grand stratège allemand Clausewitz. Pour comprendre les tenants et aboutissants d’un conflit, il faut connaître les politiques qui ont mené à ce conflit.

La clef pour la compréhension de la guerre en Ukraine réside dans l’expansion de l’OTAN après la dissolution de l’URSS. Les États-Unis ont refusé d’imiter la dissolution du Pacte de Varsovie en dissolvant l’OTAN. Ils ont balayé de la scène politique tous les projets pacifistes.

Gorbatchev parlait de « Maison commune européenne », le président François Mitterrand soutenait l’idée d’une confédération souple des pays européens. Le chancelier Helmut Kohl rêvait d’une Allemagne dénucléarisée. Le président tchécoslovaque Vaclav Havel a demandé le départ de toutes les troupes soviétiques et américaines de l’Europe.

Le secrétaire d’État James Baker avait même promis à Mikhael Gorbatchev que, en échange de son accord pour la réunification de l’Allemagne, l’OTAN ne s’élargirait pas d’un « pouce » vers l’Est. Promesse rapidement reniée par l’administration de George Bush père.

Nous avons publié, dans une annexe de notre livre, une liste de déclarations de dix-neuf politiciens, chercheurs, experts, diplomates – de George Kennan, le père de la stratégie du containment lors de la Guerre froide à Henry Kissinger – qui ont affirmé que l’expansion de l’OTAN et plus particulièrement l’adhésion de l’Ukraine menait à une catastrophe militarisée. Nous y sommes depuis deux ans.

La guerre aurait pu être évitée si on avait écouté les conseils de plusieurs d’entre eux, soit de garantir la neutralité de l’Ukraine sur le modèle de l’Autriche au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec l’accord à l’époque de l’URSS et des États-Unis.

Le Canada, pays sous influence

Le rôle du Canada dans tout cela n’est pas joli-joli. Plutôt que d’utiliser son expertise autoproclamée en matière linguistique et de structures fédératives, il s’est immiscé dans les affaires intérieures ukrainiennes, à coups de millions de dollars à des ONG pro-occidentales et de l’envoi de milliers d’« observateurs » canado-ukrainiens lors des élections en 2004 et 2014, pour favoriser l’arrivée au pouvoir de gouvernements pro-occidentaux. Les mêmes gouvernements corrompus, dont nous parlions précédemment.

À souligner, le rôle clef de la communauté canado-ukrainienne – la plus importante au monde après celles d’Ukraine et de Russie – avec à sa tête la ministre des Finances, Chrystia Freeland, d’origine ukrainienne, et dont la mère a été une des rédactrices de l’actuelle constitution ukrainienne.

Avant le déclenchement de la guerre, le Canada a déployé en Ukraine – non pas des casques bleus – mais des membres de ses Forces armées pour former l’armée ukrainienne afin de la rendre opérable avec celles de l’OTAN.

Le Canada dépense des milliards de dollars en armements pour l’Ukraine et s’apprête à répondre aux injonctions de l’OTAN et des Biden et Trump pour augmenter son budget militaire à 2% du PIB, soit un montant astronomique supplémentaire de 20 milliards par année!

En bon businessman, c’est Trump qui, lors de son mandat présidentiel, a admonesté les membres de l’OTAN qui ne payaient pas la facture. Il savait très bien que l’argent allait servir à l’achat d’armes auprès de compagnies américaines. Plus de 60% des commandes européennes l’ont été auprès de fournisseurs américains.

Et le Canada n’est pas en reste, car nos parlementaires emboîtent le pas. De plus, en réaction à la déclaration de Macron, plutôt que de prôner un cessez-le-feu, un armistice, ils, tous partis confondus, n’ont pas exclu l’envoi de troupes canadiennes au sol en Ukraine! Sont-ils conscients de la portée de leur déclaration ?!

On a envie de leur dédier, en l’adaptant, la célèbre chanson de Borin Vian : « Messieurs, les parlementaires, s’il faut donner son sang, alors donner le vôtre. »