La laïcité et la question nationale du Québec

2024/05/03 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Bonjour,
Je remercie le Mouvement Québec Indépendant de m’avoir invité et la Société Saint-Jean-Baptiste de nous recevoir. Je salue mes co-conférenciers, mon ami Gilbert et Daniel Baril, le président du Mouvement laïc québécois, que j’ai eu l’honneur de rencontrer et le plaisir d’entendre.

Aujourd’hui, je porte deux chapeaux. Vous ne les voyez heureusement pas au-dessus de mes cheveux blancs. Je porte le chapeau du constitutionnaliste qui est supposé objectif et rationnel, en sachant que le droit constitutionnel est une science inexacte, et que l’objectivité est toujours inatteignable et souvent une vue de l’esprit.  Mon autre chapeau est celui du citoyen engagé, indépendantiste assumé mais critique, qui espère ne pas parler du chapeau. Je tenterai de faire devant vous une synthèse intelligible du dialogue entre ces deux hémisphères de mon cerveau.

Un moyen de les réconcilier et de les faire travailler ensemble est de commencer par vous parler d’histoire, constitutionnelle bien sûr, donc religieuse.

Sa Majesté le roi de France François 1er, qui venait tout juste d’unir la Bretagne à son pays et donc le port de St-Malo, a envoyé à partir de ce dernier un capitaine qui avait une grande expérience de la mer. Cette passion aurait été acquise, selon un historien français, en entendant les histoires semi-légendaires des voyages des Vikings vers un nouveau monde. Il aurait parlé couramment le portugais et ramené à sa femme une autochtone du Brésil qu’elle aurait fait baptiser.  Ce grand roi qui a envoyé Jacques Cartier vers notre terre et qui a aussi accueilli Léonard de Vinci, l’un des plus grands peintres de l’histoire religieuse, pour résider dans l’un de ses châteaux,  portait fièrement le titre de Majesté Très chrétienne. Celui-ci avait été attribué par un pape à l’un de ses lointains prédécesseurs en échange de loyaux services contre un empereur allemand. De notre côté de l’océan, Cartier, en débarquant à Gaspé, s’est empressé d’ériger une croix pour établir la souveraineté française, malgré les protestations des Micmacs selon certains historiens, mais avec l’accord intéressé des Iroquois qui disputaient les lieux aux premiers selon d’autres. La croix du Mont-Royal, érigée plus d’un siècle plus tard par Maisonneuve après plusieurs tentatives de surmonter l’opposition d’autres Iroquois, est un écho de celle de Gaspé, comme un réseau de phares le long du Saint-Laurent. C’est ainsi que la religion d’État s’est imposée pour la première fois sur le territoire aujourd’hui appelé du nom autochtone de Québec.

S’il y eut un écart de 70 ans entre les découvertes de Cartier et les premiers établissements coloniaux de Champlain, cela est en grande partie attribuable aux guerres de religion qui mirent la France, et l’Europe tout entière, à feu et à sang pendant plusieurs décennies du 16e siècle. En France, elles connurent un point culminant en 1572 par le massacre de la Saint-Barthélémy, qui causa la mort de 20,000 protestants,  pour la plupart des notables ou des commerçants, à Paris et ailleurs. Ces massacres furent autorisés par le roi de France, dominé par sa mère italienne, Catherine de Médicis, qui consultait un astrologue d’origine juive nommé Nostradamus. Celui qui allait mettre fin à ses horreurs, le futur Henri IV, dont la mémoire est honorée par un boulevard à Québec, n’eut la vie sauve à ce moment que parce qu’il venait de conclure un mariage politique avec la sœur du roi, la célèbre Reine Margot qu’Isabelle Adjani a immortalisée au cinéma en 1994.

Henri IV est le seul roi de France qui a accédé au trône en tant que protestant. Il a pu le faire parce que, malgré ces temps troublés, il n’avait pas été exclu de son rang élevé dans la succession royale, puisqu’il descendait de la remarquable sœur de François 1er, alors que l’Angleterre exclut les catholiques nommément de son trône dans ses lois depuis 1688 jusqu’à ce jour. Ces lois servent encore à désigner le chef d’État du Canada. À cause d’elles, seul un anglican peut devenir chef d’État du Canada. Ces anciennes lois sur la succession royale ont été explicitement maintenues dans le préambule du Statut de Westminster, la loi britannique qui a accordé l’indépendance au Canada en 1931, afin qu’elles continuent de s’appliquer ici malgré cette indépendance jusqu’à ce que le Canada ou le Québec souverain en décide autrement.

Je reviens à Henri IV. Pour accéder au trône, il devait remplir néanmoins une condition très simple mais difficile à satisfaire, qui était de rester en vie. C’est ainsi qu’il aurait changé de religion plusieurs fois, devenant catholique quand les choses se corsaient et redevenant protestant quand elles s’apaisaient. Lorsqu’il a été couronné à Reims, il a cru que la partie était gagnée et qu’il pourrait conserver sa religion d’origine. C’était sans compter sur une puissante armée d’ultras catholiques qui lui barrait la route de sa capitale. Pour les calmer, il dut se résoudre à se convertir une dernière fois. On lui attribue, peut-être faussement, une phrase qui résume sans doute son état d’esprit : «Paris vaut bien une messe.» Une fois roi, il fit adopter en 1598 l’Édit de Nantes, qui promulguait la tolérance religieuse. Cela ne l’a pas empêché d’être assassiné par un fanatique à l’esprit tourmenté en 1611, trois ans après la fondation de Québec. Cet homme, qui fut dûment écartelé après de longues heures de supplice, ne croyait pas à la sincérité religieuse de son souverain.

La bénéficiaire de ce crime fut une autre reine italienne et sévèrement catholique, issue de cette même famille de Médicis, la plus riche d’Europe car formée de banquiers florentins dont les filles épousaient leurs nobles débiteurs.   Henri IV, toujours à court d’argent pour financer ses guerres sans fin, avait consenti à ce second mariage sans amour pour éponger ses dettes, après avoir répudié la Margot qui lui avait sauvé la vie mais ne lui avait pas donné d’héritier.   L’Ancien Régime reposait sur une alliance entre le trône, l’autel catholique et le grand capital.

Marie de Médicis s’est vengée de son mari en fermant la porte de la résidence royale à Samuel de Champlain, qui jusque-là avait curieusement bénéficié d’un accès direct au roi sur demande lors de ses passages à Paris, au point que certains historiens se demandent s’il n’était pas l’un de ses nombreux enfants naturels. Chose certaine, ils étaient tous deux originaires du sud-ouest de la France; chose probable, Champlain était aussi né protestant. Mon philosophe préféré, le grand et sage Montaigne qui a inspiré Shakespeare et qui prônait la tolérance, qui vivait aussi près de Bordeaux et qui était probablement un protestant discret, était leur contemporain.

Je passe rapidement sur la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV un siècle plus tard, sous l’influence de son confesseur jésuite que le marquis de Saint-Simon, dont les Mémoires sont l’un des grands classiques de la littérature française, a décrit comme étant un être pernicieux qui faisait trembler le Roi-Soleil de la peur de l’enfer. Cette révocation a peut-être privé la colonie de certains hommes entreprenants dont Champlain était le prototype. Le célèbre Pierre-Esprit de Radisson a été naturalisé anglais deux ans après cet événement.

Le Traité de Paris de 1763, qui a rendu la Conquête effective sur le plan juridique, a été conclu au nom de quatre rois ainsi désignés: Sa Majesté britannique, Sa Majesté très chrétienne en la personne de Louis XV,  Sa Majesté catholique d’Espagne et Sa Majesté Très fidèle du Portugal. Il commence par ces mots :

«Au Nom de la Très Sainte & Indivisible Trinité, Père, Fils, & Saint Esprit. Ainsi soit-il.
Il a plu au Tout Puissant de répandre l’Esprit d’Union & de Concorde sur les Princes, dont les Divisions avoient porté le Trouble dans les quatre Parties du Monde, & de leur inspirer le Dessein de faire succéder les Douceurs de la Paix aux Malheurs d’une longue et sanglante Guerre.»

Cela me rappelle les premiers mots de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la première partie de la Loi constitutionnelle de 1982 :

«Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit».

La continuité me paraît évidente.  Ces mots choisis rappellent subtilement en pieux langage que le Canada est fondé sur la Conquête, que celle-ci est issue de la volonté divine, comme l’Église catholique a tant tenu à le rappeler à des générations de Québécois, et que la Constitution est l’instrument de cette volonté.

Au moins, nos nouveaux maîtres de 1763 étaient chrétiens et avaient très longtemps été catholiques. D’ailleurs, le roi britannique portait à l’époque et porte toujours le beau titre de Défenseur de la foi qui avait été conféré par le pape à Henry VIII alors qu’il était catholique et le mari d’une reine espagnole pour qui le divorce était une pensée odieuse. Henry VIII, contemporain de François 1er, envoya Giovanni Caboto, John Cabot pour nos amis canadiens, découvrir Terre-Neuve pendant qu’il essayait de procréer ailleurs et inventait la religion anglicane pour conforter sa conscience.  Ce fut, avec Martin Luther en Allemagne et d’autres, le début de la Réforme protestante qui fit des martyres de trois côtés : les catholiques, les anglicans royalistes, et les sectes dissidentes qui pullulèrent en Angleterre et furent encouragées sous peine de mort à émigrer et à fonder la Nouvelle-Angleterre. Nous devons à l’une de ces sectes la fête de l’Action de grâces, lors de laquelle ils découvrirent le festin de dinde sauvage que les Autochtones qu’ils allaient s’empresser de massacrer les ont invités à partager.

Pendant tout ce temps, nos Autochtones médusés par ces querelles entre leurs envahisseurs avaient vécu des millénaires sans aucune guerre de religion à notre connaissance.  Ils se torturaient entre ennemis, mais pas pour des subtilités théologiques qui leur étaient et nous sont incompréhensibles. Ils vivaient dans des républiques naturelles composées d’hommes et de femmes libres et égaux, des sociétés empreintes de spiritualité spontanée que chacun pratiquait à sa manière, mais dépourvues d’institutions religieuses. Les chefs étaient choisis par consensus et ceux que nous connaissons sous le nom de chamanes, qui servaient surtout à combattre la maladie, à adoucir la mort et à rassurer la communauté en temps de crise, étaient des marginaux indépendants qui ne détenaient aucun pouvoir politique ou militaire.

Pour tout ce beau monde, à cette époque, la laïcité était une idée inconnue, inacceptable pour les Européens et inutile pour les Autochtones. La laïcité est apparue pendant la Révolution française. Elle était une idée révolutionnaire, comme la république, la souveraineté du peuple, la citoyenneté, la liberté individuelle et l’égalité des citoyens. Devant la montée renouvelée de l’intolérance religieuse et de la haine de masse qui fait toujours couler le sang, la laïcité demeure une idée révolutionnaire aujourd’hui. Imaginez un instant la laïcité au Moyen-Orient. Quel pas en avant gigantesque ce serait pour la conscience universelle.

De par notre position privilégiée, nous avons le devoir de contribuer à une évolution positive de l’humanité. Ce devoir nous incombe davantage parce que nous savons bien que, sur ce plan, les Anglo-saxons qui dominent le monde depuis plus de deux siècles se sont complètement fourvoyés. Non seulement les Canadiens se sont-ils ridiculisés devant nous par leur déchaînement hystérique contre la loi 21, que je considère une demi-mesure, mais le Royaume-Uni, notre mère-patrie constitutionnelle, s’est avilie devant l’intégrisme religieux qui menace de la submerger.  Il ne fait pas bon être britannique par les temps qui courent. Il ne fait pas bon d’avoir les idées aussi confuses qu’au Canada anglais. Je ne vous parle même pas des États-Unis.

Je fais mienne cette citation d’André Comte-Sponville, un philosophe français né en 1952 :

«La laïcité n’est pas le contraire de la religion. Elle est le contraire de la théocratie (qui voudrait soumettre l’État à une religion), du totalitarisme (qui voudrait soumettre les consciences à l’État), et du fanatisme (qui voudrait s’imposer par la violence).»

Pour de beaucoup trop nombreux Canadiens,   y compris parmi les élites médiatiques et politiques, et même dans la communauté juridique, je viens de vous parler chinois. L’explication la plus charitable est que cela ne correspond pas à leur expérience historique. Voilà pourquoi ils sont singulièrement dépourvus devant l’un des plus grands défis de notre temps.

Je suis certes un admirateur des grandes idées françaises, mais pas de manière inconditionnelle. Je crois que l’idée de république, par exemple, doit être adaptée aux réalités québécoises comme elle l’a été ailleurs. Sur le plan de la laïcité, toutefois, les sociétés québécoise et française ont été confrontées au même totalitarisme religieux.  Nos curés se mêlaient de la procréation de nos grands-mères et de la vie sexuelle de nos parents. L’Église catholique a contrôlé notre éducation, par exemple en enseignant longuement l’œuvre complètement dépassée de Saint-Thomas-d’Aquin, un philosophe du Moyen-Âge, en plus du grec et du latin, à nos plus brillants élèves jusqu’aux années soixante.  Elle a censuré notre formation intellectuelle et notre vie culturelle. Elle nous a étouffés psychiquement et politiquement en prêchant la soumission.

Je n’ai personnellement subi aucun abus de la part d’un religieux. De son côté, ma conjointe entretient toujours une profonde colère contre les religieuses de Lac-Mégantic qui favorisaient les filles des riches et humiliaient les enfants des pauvres. Il y a différentes raisons d’être en colère. Ma juste colère vient du fait que l’Église a mutilé mon peuple. Cela ne m’empêche pas d’avoir une forme de foi personnelle et de pratiquer une forme individualiste de religion. Je n’y vois aucune contradiction. Ce que je ne supporte pas, c’est l’emprise sociale d’une religion.

Les signes religieux vestimentaires sont de la propagande religieuse ambulante. Pour moi, ils s’apparentent à la réclame des homme-sandwich qui annoncent un lave-auto. J’y vois très peu de sacré et j’y vois beaucoup de dégradant, particulièrement pour les femmes. Malgré les apparences, je suis d’avis que nos religions traditionnelles correspondent à une étape de l’histoire humaine qui tire à sa fin. Nous sommes clairement dans une ère postchrétienne. Malgré le désarroi intérieur que cela occasionne chez plusieurs, c’est un progrès douloureux mais nécessaire.

La déclaration politique la plus absurde sur le sujet est venu de, qui d’autre, Justin Trudeau, lorsqu’il a déclaré : «Le droit canadien ne dit pas aux femmes comment s’habiller.» J’en ris encore. Le constat juridique le plus sommaire fait voir que le droit canadien dit très souvent aux femmes et aux hommes comment s’habiller, du chantier de construction aux salles d’opération jusqu’aux forces armées canadiennes et même la Chambre des Communes! Justin Trudeau accepterait-il un instant qu’une députée entre à la Chambre en portant un chandail sur lequel on lirait en majuscules FUCK TRUDEAU! Il invoquerait immédiatement ses privilèges parlementaires. Quand on descend à ce niveau de médiocrité intellectuelle, il ne vaut vraiment plus la peine de discuter.

Évidemment, son père était d’une autre envergure. Pierre Elliott a été formé par les Jésuites, qui ont été expulsés une demi-douzaine de fois de France pour leurs intrigues politiques et leur influence malsaine sur la jeunesse. La première fois fut en 1594 par cet admirable Henri IV. En 1764, le parlement de Paris a décrété que cet ordre religieux  « nuit à l’ordre civil, viole la loi naturelle, détruit la religion et la moralité, corrompt la jeunesse», ce qui a conduit à une seconde expulsion malgré la réticence de Louis XV, qui nous a abandonnés et qui les défendait, deux signes de mauvais jugement. La dernière expulsion a eu lieu en 1901, ce qui a forcé les parents du jeune Charles de Gaulle à l’exiler en Belgique pour recevoir leur enseignement.

Tout l’art du sophisme, du double sens, du mensonge et de la duplicité que nous avons vu se déployer dans la campagne référendaire de 1980 et au moment de l’odieux rapatriement de la Constitution était du pur jésuitisme. Ce n’est pas pour rien que le chef de cet ordre religieux qui porte le nom officiel de Compagnie de Jésus était surnommé le pape noir. Ce n’est pas pour rien que nos Saints-Martyrs-canadiens étaient appelés par les Autochtones de mauvais sorciers.

Le très regretté Frédéric Bastien, que je suis fier d’avoir pu considérer un ami, relate dans son grand livre La Bataille de Londres, que j’ai lu deux fois plutôt qu’une,  que le haut-commissaire britannique à Ottawa, qui n’était pas un des admirateurs du premier ministre, était consterné lors d’un dîner diplomatique au plus fort de la tourmente constitutionnelle de 1981, de l’entendre dilapider un temps précieux en relatant ses souvenirs de sa formation intellectuelle au collège Brébeuf. Il ne se rendait pas compte qu’il était au cœur du sujet et de ce qui allait devenir la Loi constitutionnelle de 1982.

Pour conclure, je résume ma position en vous disant que je rejette complètement la subordination anglo-saxonne de la liberté de conscience à la liberté de religion. Je trouve absurde l’idée d’exposer des enfants à des enseignants ou du personnel scolaire portant des signes religieux afin de les conditionner à accepter une diversité qui opprime les femmes, alors qu’il faudrait plutôt renforcer leur esprit critique et leur indépendance d’esprit par l’apprentissage de la philosophie au plus jeune âge. Je trouve absurde de limiter l’interdiction de porter des signes religieux aux personnes dites en autorité alors que tous les fonctionnaires incarnent l’État, même les surveillants des cours de récréation, et même les uns pour les autres sans public.  Je trouve que la loi 21, quel que soit son sort en Cour suprême, est la loi 22 de la laïcité, qui est appelée à être remplacée par une grande Charte de la laïcité insérée dans la Constitution de la république souveraine du Québec. Celle-ci ne peut se concevoir sans qu’elle ne mette une laïcité ferme et résolue à l’avant-plan. Les guerres d’usure avec le Canada ne sont pas dignes de nous et de l’influence bienveillante que nous pouvons avoir sur notre planète.

À cet égard, je me souviendrai toujours du Mohawk qui m’a dit un jour :

«Nous vous respecterons quand vous vous respecterez vous-mêmes.»

Je vous remercie.