Les femmes sont toutes des cinéastes

Transformons les navets de nos vies en saumon fumé

Être une femme aujourd’hui, ça veut dire être un personnage principal dans un scénario pas tournable que personne ne veut subventionner. Nous sommes les rôles-titres de chacune de nos vies. (Et quand une femme est cinéaste, je ne vous raconte pas le pléonasme !)

Nous, les femmes, avons un grand sens du cinéma. Une de mes amies, par exemple, vit en permanence dans un film de Lelouch, pas moyen de l’en faire sortir. Sa vision de l’amour est toujours panoramique. La tête lui tourne et sa caméra ne fait qu’un tour quand elle voit un beau garçon. Elle frétille comme une jeune ouananiche, c’est beau de voir ça ! Elle croit fermement que l’homme qu’elle attend viendra d’un autre siècle et arrivera dans une Porsche rutilante en chantant « dabadabada » pour la sauver du méchant quotidien et l’amener faire l’amour au bord de la mer dans un long voyage nocturne sous la pluie, rythmé par le bruit érotique des essuie-glaces. C’est un genre. Elle est perpétuellement déçue, mais sa foi dans le cinéma reste inébranlable, surtout depuis qu’elle ne croit plus en Dieu et même si je la menace sans arrêt de lui mettre un embargo à vie sur les films de Lelouch. Récemment, elle s’est mise à se prendre pour Angélina Desmarais, qui attendait son Survenant dans l’œuvre de Germaine Guèvremont. Elle se berce toute la journée à côté du téléphone.

Une autre de mes amies vit dans un film de Bergman, avec de longs silences en noir et blanc, des cris de désespoir gutturaux et des chapelets de confidences chuchotées autour d’une boîte de Kleenex bien pleine. Elle s’habille toujours en brun, pour accentuer sa grande ressemblance avec une feuille morte, et au lieu de parler normalement, elle gémit. C’est très fatigant, surtout qu’il faut se lever de bonne heure pour arriver à lire tous les sous-titres, en plus de ses monologues !

Une autre amie, elle, vit dans un soap américain. Ça, c’est de l’ouvrage ! Suivez-moi bien et accrochez-vous, ça va faire mal ! À côté de sa vie, Dynasty est un conte pour enfants ! Depuis dix ans, elle est la maîtresse du mari de sa meilleure amie, laquelle a eu un grave accident l’an dernier qui lui a fait perdre la vue. Pendant ce temps, un brave et joli garçon qui gagne 80 000 $ par année veut l’épouser et l’inonde de fleurs, alors qu’elle n’est attirée que par les bums à haut risque. Elle n’arrive pas à intégrer tous les rebondissements qu’il y a dans sa vie, les baisers derrière les portes, les rendez-vous secrets, les mensonges, les fins de semaine ratées et les soirées près du téléphone muet. Elle a été obligée de quitter son emploi pour arriver à vivre son scénario. J’ai beau lui dire de mettre le mot FIN à son soap, qu’elle a déjà dépassé largement son budget et qu’elle est dans le rouge, que même La maison Deschênes a fini par finir, elle ne veut rien entendre. Acharnée, elle parle de faire des reprises pendant des années si le producteur de son soap la laisse tomber avant la fin.

Et je ne vous parle pas de mes autres amies, dont l’une vit dans un film de Godard et ne comprend jamais rien à ce qui lui arrive. Je vous le dis, moi, s’il fallait que les scénarios de nos vies soient de vrais scénarios de films, il faudrait faire beaucoup de réécriture et des dizaines de versions plus plausibles !

Étant donné qu’on a un si grand sens du cinéma, j’ai pour mon dire qu’au lieu de vivre des scénarios nuls, aussi bien en écrire des bons. Soyons donc écologiques, les filles, et transformons les navets de nos vies en saumon fumé ! Le cinéma n’attend que nous !

Mon enfance et autres tragédies politiques, journal intime et politique, Hélène Pedneault, Lanctôt éditeur, 2004