Comme l’esquif d’Ulysse qui court d’une île à l’autre

Le portulan de l’histoire

Après avoir con­tourné la baie des Chaleurs, nous avons perdu le contact visuel avec la mer. Jusque là, sa lumière nous avait fait oublier la pauvreté environnante. Maintenant, les masures déglinguées s’additionnaient sous nos yeux et pour celles dont le bardeau n’était pas noirci par les intempéries, leurs structures ne semblaient tenir que par la peinture. Leurs habitants jouissaient du privilège de fouler la terre de leurs aïeux au saut du lit, nous avait-on raconté. Une façon de souligner que plusieurs de ces maisons n’avaient ni solage, ni plancher.

Nous amorcions la traversée d’un pays où les « Bazous » étaient l’objet d’un culte aussi insolite que celui du Cargo en Mélanésie. L’armée américaine, engagée dans la guerre du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale, avait établi des bases opérationnelles dans plusieurs îles mélanésiennes.

Les aborigènes éberlués constatent que tout arrive en abondance par la voie des airs : provisions et matériel. Dans l’espoir d’obtenir les mêmes faveurs du ciel, ils construisent des leurres pour attirer les oiseaux de fer : de fausses pistes d’atterrissage en forêt et de faux avions en bois.

Devant la plupart des résidences qui jalonnent notre parcours, la place d’honneur n’est pas occupée par une statue lumineuse de la Vierge Marie ou une Grotte mariale en fonds de bouteille comme c’est souvent le cas au Québec. À tout seigneur, tout honneur, elle est réservée à un Bazou du dernier cri, c’est-à-dire d’un cru qui date d’au moins dix ans.

Quel bungalow respectable de banlieue n’était pas flanqué à l’époque d’une auto fraîchement cirée et fièrement exhibée sur la travée d’asphalte jouxtant la pelouse ? La preuve irréfutable que son propriétaire n’était pas à pied.

Au pays des va-nu-pieds, le Bazou en est le reflet déformé. Il se présente habituellement comme l’aboutissant d’un alignement de vieilles carcasses de voitures où se côtoient des châssis dénudés et rouillés, des vieux sédans tout déconcrissés ou des pickups sans moteur, sans portes, sans pneus et sans pare-brise. Tout un chacun, présume-t-on, a contribué, d’un accessoire ou d’une pièce majeure, à la fière allure du dieu lare de la maison.

Le culte du Bazou s’inscrit dans une chaîne ascendante de réincarnations successives et, à l’instar de celui du Cargo, nourrit en sous-main, l’espoir fou de participer au rêve américain d’une automobile flambant neuve devant chaque foyer.

Encore aujourd’hui sur les routes secondaires, à l’entrée des chemins de traverse ou sur des parterres, on trouve des voitures esseulées qui s’affichent à vendre. La culture du Bazou a été remplacée par celle de la « Minoune ». Ainsi va l’évolution des cultes, du rêve d’un paradis de l’auto, au commerce des indulgences dans un purgatoire de bagnoles.

Comme l’esquif d’Ulysse qui court d’une île à l’autre, la valise sous le capot et le moteur en poupe, notre coquille de noix sur roues poursuivait inlassablement sa route.

Je n’ai pas souvenance qu’aucun d’entre nous n’ait manifesté auparavant un intérêt particulier pour le homard. Mais du moment où la présence annoncée du crustacé fut constamment reportée, sa recherche a transformé notre périple en une quête obsessive.

Un peu comme la Chasse au Snark de Lewis Carroll. « Nous avons navigué bien des semaines, nous avons navigué bien des jours, / Mais de Snark, de vrai Snark, pour la joie de nos yeux, / Nous n’en avons point contemplé jusqu’à présent ! »

Mon premier souvenir de l’animal aquatique remontait à ma tendre enfance. Pour marquer les grandes occasions, la coutume familiale était de briser la routine de l’ordinaire en festoyant dans le Chinatown. À cette époque, le Nanking Café, coin Clark et La Gauchetière, en était le cœur.

En entrant dans le restaurant, on tombait sur un grand aquarium où s’ébattaient d’étranges bêtes en armures qui s’entrechoquaient et soulevaient des nuages de débris par leurs mouvements disgracieux. Leur monstruosité bleuâtre se devinait dans les eaux brouillées. Elle aurait dû m’effrayer. Je me souviens plutôt d’avoir été interloqué par la totale absurdité de ces créatures.

Comme nous l’avions appris à l’école, Dieu étant à l’origine de chacune d’entre elles, cet agglomérat de pinces énormes, d’antennes et de cinq paires de pattes, était sûrement le fruit d’un instant d’égarement divin. Un de ces moments « mains pleines de pouces », connus de tous ceux qui se sont attaqués à la construction d’un modèle réduit d’avion, au temps du bois de balsa et du papier de soie.

Dieu, par nature, se devait d’œuvrer d’une coulée et sans plan, bref, assez rapidement pour maintenir sa création au diapason du flux de l’inspiration et surtout, sans s’arrêter pour visualiser l’œuvre en cours. Son résultat homardier pourrait être qualifié de collage automatiste.

Raymond Queneau était plus empathique aux états d’âme du homard, allant jusqu’à se glisser dans sa carapace. « Sait-on quel changement radical cela doit être dans la façon de comprendre la vie que d’avoir ses os autour de soi ? ». Dans Le Saint Glinglin, il se faisait fort d’avoir établi une catégorie qui réunissait l’huître, le homard et l’homme dans le partage d’une même angoisse existentielle, tous trois étant solidaires d’une même crainte permanente face à l’univers.

Cette peur immanente avait poussé les deux premiers à s’emmurer dans des carapaces. À l’inverse, après avoir perdu successivement sa coque, ses écailles et sa fourrure pour se retrouver nu comme Adam et Ève, l’homme l’affronte. « Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures ». C’est la version zizi-panpan de la Bible. En fait, l’homme et la femme avaient soudainement pris conscience de leur état tragique, celui d’être une chair fraîche, immensément désirable pour l’ensemble des prédateurs de l’univers.

Autre point de convergence avec le homard : une chair délectable. Derrière le volant, en évoquant la succulence du homard thermidor, le lyrisme gastronomique de Jean Bertrand nous creusait l’appétit qui vient en parlant. D’abord, les préliminaires : plonger les crustacés, tête première, dans l’eau bouillante jusqu’à ce que leurs carapaces passent du bleu au rouge.

Ensuite, retirer la chair d’une blancheur virginale des pinces, des pattes et de la queue d’au moins deux homards. La déposer dans une casserole. Ajouter près de deux tasses de fumet de poisson, une demie de crème 35 %, une ou deux cuillérées de moutarde de Dijon, une pincée de noix de muscade, un doigt de cognac et un dé de paprika.

Laisser chauffer et tailler la carapace sur la longueur. Bourrer les deux moitiés avec la farce de homard et saupoudrer une couche généreuse de fromage de gruyère râpé sur le tout. Mettre au four et servir lorsque la croûte sera dorée à point. « Un vrai snack ! » dit Jacques.

Dans notre étuve sur roues, nous en étions au stade de la bouilloire. Surtout Janet qui avait attrapé un coup de soleil carabiné. Jacques bronzait, Jean cuivrait et je donnais dans le rouge du homard cuit comme notre Écossaise. « C’est qui Thermidor ? » me demande-t-elle.

Tout jeune, j’avais déjà ajouté « Thermidor » et « Brumaire » à mon vocabulaire. Le premier, pour Saint-Just et le second, pour Bonaparte. Comme l’a déjà dit Malraux, « les révolutions sont aussi révolutionnaires » et en rebaptisant tous les jours et tous les mois de l’année, le calendrier républicain de la Révolution française s’était réapproprié le cours du temps.

Ceux d’automne étaient mutés en Vendémiaire pour vendanges, Brumaire pour brume et brouillard, Frimaire pour frimas et froid. Ceux d’hiver : Nivôse pour neige, Pluviôse pour pluies, Ventôse pour vents. Le printemps bourgeonnait avec Germinal pour germination, Floréal pour floraison et Prairial pour récolte et prairies. L’été prêchait l’abondance avec Messidor pour moisson, Thermidor pour chaleur, Fructidor pour cueillette et fruits.

Le responsable de ce délire écolo avant l’heure se nommait Fabre. Un nom qui m’était familier puisque c’était celui de la rue où j’étais né. Sauf qu’une cohabitation de Fabre d’Églantine et de Mgr Fabre, son titulaire désigné, aurait donné à l’évêque ultramontain de Montréal un teint de cardinal.

Le poète et auteur de Il pleut bergère / rentre tes blancs moutons ! avait également été chargé de remplacer tous les saints quotidiens du calendrier par des « signes intelligibles ou visibles pris dans l’agriculture et l’économie rurale ». Cela a donné un saladier révolutionnaire insensé d’être trop sensé et absolument réjouissant.

Ainsi la journée patronnée par Saint Maurice était devenue celle du raisin, saint François s’est changé en potiron, sainte Hedwige en belle de nuit, saint-Jean Bosco en brocoli, sainte Perpétue en épinard, saint Michel Archange en tulipe, saint Louis de Gonzague en oignon, sainte Marie-Madeleine en ivraie, sainte Brigitte en citrouille, saint Ignace de Loyola en abricot et saint Joseph en sainfoin.

Fabre d’Églantine a eu le rare privilège d’être guillotiné le jour de la laitue, en germinal de l’an II, dans un calendrier poétique de sa propre création. Trois mois plus tard, en thermidor, Saint-Just et Robespierre mettaient le col sur la lunette, le jour de l’arrosoir. Guillotineurs guillotinés comme on dit arroseur arrosé. Après leur exécution, la Révolution au bonnet rouge avait vécu.

Avant de devenir l’archange de la Terreur, Saint-Just a écrit un poème « lubrique » en vingt chants de plusieurs milliers de vers, Organt, dont la préface laconique avait tout pour plaire à un jeune homme de mon âge : « J’ai vingt ans ; j’ai mal fait ; je pourrai faire mieux ».

Son poème qui illustre une descente aux Enfers anticipe sur l’infernale Saison de Rimbaud. « Je veux pécher, moi, rien ne m’empêche. / Et que vous fait, ventrebleu que je pèche ? / Je veux rôtir avec ces gens fameux / Dignes peut-être, et plus que vous, des cieux ». Il les a rejoints à l’âge de vingt-six ans.

Que n’aurions-nous pas donné pour un gueuleton de homard ? De temps à autre, Jacques lançait : « On est dû là ! » Janet avait même accepté qu’on ébouillante la grosse bête pour la manger. Comme les chasseurs de Lewis Carroll, nous pourchassions le Snark « avec des fourchettes et de l’espoir », mais le homard de nos rêves demeurait introuvable et n’était jamais là où on l’attendait.

Chaque fois qu’on réclamait sa présence dans une assiette, on apprenait que dans le secteur où nous étions, la pêche aux homards était terminée depuis peu. Au prochain secteur, elle n’avait pas encore débuté. Au troisième, elle n’était autorisée qu’aux deux ans. Au quatrième, les années bissextiles. Au cinquième, tous les casiers des pêcheurs avaient été dragués par des chalutiers. Et ça recommençait dans l’ordre et dans le désordre ! Trop tôt ! Trop tard ! Trop près ! Trop loin ! Trop froid ! Trop réglementé ! Trop peu !

Et pendant toute cette bourlingue byzantine dans un calendrier de saisons de pêche, le homard au fond de la mer s’en frottait les pinces. Alexandre Vialatte a élevé la question sur un plan théologique. « Le homard demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante, écrit-il. Il l’exige même d’après les livres de cuisine. Car il aspire à la cuisson comme le chrétien désire le Ciel. C’est-à-dire le plus tard possible ! »

Force fut de convenir que le homard, comme le Snark, était sûrement un « Boujum », pour emprunter les mots de Lewis Carrol. Autrement dit un leurre.

J’ignorais alors que pour matérialiser l’animal dans un plat, le mot magique était enfoui dans ma mémoire. Nanking Café ! Il suffisait de trouver ce qu’on ne peut pas imaginer sans un aquarium de crustacés : a chinese restaurant. Encore fallait-il qu’il y eut une saison des Chinois ?