Les fêtes passent, l’affrontement demeure

Le portulan de l’histoire

Dans sa courte existence, le Québec a vécu sous le sceptre des deux plus longs règnes de l’histoire moderne : soixante et un ans avec le roi Louis XIV (1654-1715) et soixante trois avec la reine Victoria (1837-1901). Sitôt disparu, ici comme en France, le premier a été aussitôt oublié. À l’inverse, en Angleterre comme ici, le souvenir de la seconde est ravivé annuellement, encore aujourd’hui.

Au moment de son trépas, le roi Soleil n’était plus qu’un mauvais rêve qui s’étirait en longueur. L’annonce officielle de sa mort fut accueillie comme une délivrance par des feux de joie et des beuveries populaires. Ci-gît Louis le petit ; / Ce dont tout le peuple est ravi / S’il eut vécu moins de vingt ans, / Il eut été nommé le Grand. Les vers satiriques font office d’épitaphe.

Ci-gît le père des impôts / Disons-lui des patenôtres / S’il est en haut pour son repos / Il y est aussi pour le nôtre. Il laisse un royaume en faillite comme héritage et ses sujets sur la paille avec une dette de 3,5 milliards de livres, l’équivalent de dix années de recettes fiscales.

Le siècle de Louis le Grand s’achève sur l’image d’un convoi funèbre, filant dans la nuit avec sa dépouille pour échapper aux huées de la foule et aux brocards des chansonniers. Ci-gît au milieu de l’église / Celui qui nous mit en chemise / À Saint-Denis comme à Versailles / Il est sans cœur et sans entrailles ! C’est plus qu’une banqueroute, c’est une déroute qui s’achèvera avec la révolution de 1789.

À la publication de la mort de la reine Victoria en 1901, il n’y a pas eu de grandes manifestations d’émotion dans les rues. Une chape de tristesse s’est abattue sur l’Angleterre. La souveraine n’a pas été pleurée et ne s’attendait pas à l’être. « Ce n’est pas l’opinion que les gens ont de moi qui importe, disait-elle avec hauteur, mais ce que je pense d’eux ».

Pour ses enfants et ses petits-enfants, la « grand-mère de l’Europe » est partie doucement dans son sommeil. Aux yeux de son secrétaire particulier, elle a « sombré comme un grand navire à trois ponts ». La métaphore semble obséquieuse, mais la reine elle-même a exigé que ses obsèques soient militaires à titre de chef des armées. « Je suis fille de soldat ! » a-t-elle rappelé.

Jamais de mémoire britannique n’avait-on vu une telle multitude envahir les rues de Londres pour assister, dans un profond silence, au défilé de son cortège funéraire. Tous les chroniqueurs ont noté que ce mutisme respectueux de la foule était encore plus profond après le passage de son cercueil, tiré, sur ses instructions, par des chevaux blancs.

La « veuve de Windsor », comme on l’appelait, n’avait pas rompu le deuil de son veuvage depuis la perte de son mari, le Prince Albert de Saxe-Cobourg, en 1861. Qu’elle ait souhaité la préséance du blanc sur le noir à ses funérailles avait de quoi surprendre.

La seule discordance dans toute cette gravité solennelle et toute cette retenue victorienne se trouvait dans le cercueil. La reine voilée y reposait dans un peignoir blanc. À sa demande expresse et à l’insu de la famille royale, ses familiers avaient glissé, sous un coussin capitonné, un moulage de la main de son bien-aimé Albert dans sa main droite et dans sa main gauche, masqués par un bouquet, une mèche de cheveux et un portrait de son serviteur, garde du corps et ami très cher, John Brown, un franc buveur écossais au parler dru.

On est encore très loin de L’amant de Lady Chatterley, mais la place équivalente qu’elle accorde au souvenir d’un homme fruste et viril à celle du grand amour de sa vie, demeure un formidable pied de nez au respect des convenances victoriennes dont elle était l’incarnation.

Avant d’épouser une princesse allemande pour pouvoir accéder au trône, son oncle, Guillaume IV, a été entretenu pendant vingt ans par une actrice comique qui lui a donné dix enfants. Le duc de Kent a partagé sa vie avec une maîtresse pendant vingt-sept ans. Il n’a connu la mère de Victoria, une autre princesse allemande, que le temps de l’épouser et de saluer le premier anniversaire de naissance de la future héritière du trône.

Après avoir vécu avec la rigueur morale d’une Saxe-Cobourg, il semble que la reine Victoria avait retrouvé le sans-gêne des Hanovre pour se faire enterrer. Son fils Édouard VII, joyeux luron s’il en fut, s’est ironiquement empressé de faire disparaître du château Windsor les bustes et une statue en pied, témoins gênants de la ferveur de la liaison de sa mère avec John Brown.

Dans la France républicaine, rien ne commémore l’absolutisme de Louis XIV, à l’exception des statues équestres élevées à sa gloire de son vivant. En revanche, à l’instar des grands pharaons égyptiens, des empereurs chinois et des Moghols indiens, il a immortalisé son temps et son règne dans une construction monumentale, le Château et les jardins de Versailles.

La reine Victoria poursuit une démarche inverse. Elle s’est voulue invisible dans sa mort comme elle l’a été pour son peuple pendant une longue partie de son règne. Le mausolée royal, où elle est inhumée avec le Prince Albert, est situé dans les jardins privés de Frogmore, qui font partie du domaine privé de Home Park, jouxtant le château de Windsor. Encore aujourd’hui, il n’est accessible au public que quelques jours par année, incluant celui de son anniversaire de naissance.

Ses prédécesseurs hanovriens avaient des personnalités distinctes, souvent caricaturées par les journaux : George III avait des araignées dans le plafond, George IV était un boulimique éthylique saisi par l’embonpoint et Guillaume IV, un marin en bordée perpétuelle.

Pour son peuple, Victoria n’est pas un personnage aussi caractérisé, c’est une figure matriarcale, la mère d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais et qui a connu son zénith à l’occasion du Jubilé de diamant de son règne en 1897. On pourrait remplacer « zénith » par un « arrêt sur image ».

Celle d’une vieille dame assise, sombrement vêtue, plutôt boulotte, coiffée de la petite couronne sertie des mille diamants de la reine d’Angleterre et impératrice des Indes. Elle étend sa domination bienveillante sur plus d’un quart du globe terrestre, en masquant la cruauté du joug colonial de son empire derrière la bonne conscience de lui avoir attribué une mission civilisatrice.

« Ô Blanc ! reprends ton lourd fardeau, » claironne son chantre Rudyard Kipling. Envoie au loin le meilleur de ta progéniture / Engage tes fils à l’exil / Pour combler les besoins de tes captifs / Pour veiller sur les peuples sauvages et errants / Tes peuples récemment conquis / Mi-diables, mi-enfants. »

L’année même de la mort de la reine Victoria, le Parlement d’Ottawa fait preuve de son habituelle diligence ultraloyale. En lieu et place de la Fête d’anniversaire de la reine, dûment célébrée pendant tout son règne, il institue une fête nationale, le Victoria Day, qui, dès 1901, honorera la mémoire de la « Mère de la Confédération ».

La colonie devance la mère patrie. La Grande-Bretagne a attendu l’année suivante pour réquisitionner la date anniversaire de la reine et instituer à son tour une fête qu’elle imposera par décret impérial à tous ses sujets en 1904, l’Empire Day.

Pendant près de cinquante ans, le même chant se fera entendre partout où flotte l’Union Jack : Remember, Remember Empire Day, the 24th of May ! Dans la foulée de la décolonisation des diverses colonies britanniques suite à la Seconde Guerre mondiale, la commémoration du Jour de l’Empire au Royaume-Uni attire plus de manifestants contre l’impérialisme que de partisans. Vers la fin des années 1950, pour traduire cette nouvelle réalité politique, il est rebaptisé Commonwealth Day jusqu’à la fin des années 1970, où il se confond désormais avec la fête de la Reine actuelle. Le seul pays qui honore toujours la reine Victoria d’une fête officielle demeure le Canada, incapable, semble-t-il, de couper le cordon ombilical.

L’histoire nous a appris qu’au fil du temps et des victoires et des défaites, une fête, religieuse ou civile, en chasse généralement une autre. À cet égard, nous sommes comblés avec le Jour de Victoria. Et ce n’est pas fini !

Au sortir de la Première Guerre mondiale, les Québécois en avaient ras le bol de la rhétorique militaro-impérialiste du gouvernement colonial et conservateur de sir Robert Borden. Dès 1914, la soldatesque s’est comportée au Québec comme si elle était en pays occupé. Le ministre fédéral de la Milice a posté des miliciens à tous les endroits jugés stratégiques. Ses ordres sont emphatiques : Shoot to kill at the drop of a hat ! Ça friserait la caricature d’opérette si le commandement n’avait pas été pris au pied de la lettre.

À Québec, un traversier qui fait la navette entre la ville et l’île d’Orléans néglige de s’arrêter pour subir une inspection réglementaire. La garnison tire un coup de canon de semonce, suivi immédiatement d’un deuxième pour de vrai, dont le boulet tombe heureusement à l’eau près du navire sans le toucher. Le lendemain à la rivière Ouelle, un chemineau dur d’oreille avait l’habitude de se rendre sur le quai pour prendre sa collation. Il est abattu par une sentinelle qui le sommait de s’arrêter. Dès le premier mouvement, tirez pour tuer !

À Montréal, une dizaine de personnes font le pied de grue devant le manège militaire. Ils attendent les épreuves des clichés d’un photographe ambulant. La sentinelle de faction s’avance vers l’attroupement, en lui intimant en anglais l’ordre de circuler. Personne ne réagissant à la répétition de son injonction, le soldat fait feu et tue un réserviste, en instance de départ pour son unité.

Le point culminant de ce délire meurtrier a été atteint à Québec, lors des manifestations anticonscriptionnistes de 1918. Surtout celle du lundi de Pâques. Cette fois, c’est l’armée qui a ouvert le feu sur une foule pacifique, laissant sur le champ quatre hommes tués et soixante-dix blessés. Henri Bourassa a résumé la situation politique d’une phrase lapidaire : « Impérialistes et nationalistes s’accordent sur un point : l’ennemi n’est pas en Europe ».

Au début des années 1920, la population canayenne du Québec n’avait aucune raison de célébrer un Empire qui niait son existence. Elle sent même un besoin impérieux d’affirmer son identité distincte. C’est l’intention du chanoine Groulx lorsqu’il propose de fêter Dollard des Ormeaux plutôt que Victoria. Sauf que le rôle qu’il assigne à son héros ne se limite pas à faire ombrage à la Vieille Dame.

En substituant la défense de la colonie à celle des droits politiques de la population ; les Indiens, aux soldats anglais de Colborne ; et la crânerie d’un matamore, au sacrifice suprême du docteur Chénier, ce brave Dollard servait également à occulter ceux qui ont été les premiers à revendiquer cette identité nationale : les Patriotes.

En effectuant ce tour de passe-passe, on a même opéré une deuxième occultation : le fait capital que, depuis la Grande Paix de 1701, toutes les nations amérindiennes ont cessé d’être ennemies et, pour plusieurs d’entre elles, sont devenues alliées.

Il faudra attendre 2002 pour que le héros malheureux du Long-Sault soit renvoyé aux oubliettes de l’histoire. Instituée par un gouvernement québécois souverainiste, la Journée nationale des Patriotes rappelle, entre autres, que la Déclaration d’indépendance de 1838 accordait aux Indiens le statut de citoyens à part entière.

La date retenue n’est ni fortuite, ni innocente. Elle coïncide avec celle du Jour de Victoria. Dorénavant, la superposition des deux fêtes ne se résume plus à une simple querelle de préséance. Pour les Patriotes et leurs héritiers, nulle autorité n’étant supérieure à celle du peuple, la cohabitation avec la Mère de la Confédération est enfin assumée pour ce qu’elle est : un affrontement entre les rejetons fédéralistes de l’impérialisme colonial et le droit à l’autodétermination.