La laïcité est le fruit mûr d’une excellente mémoire

Le portulan de l’histoire

La société québécoise est une société laïque de fait depuis un bon moment déjà. Fidèle à sa devise secrète : La charrue avant les bœufs ! on l’a laïcisé fret, net, sec, avant d’en établir le protocole. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est moins laïque pour autant.

La laïcité est née d’un mouvement concerté, mais c’est une réaction viscérale qui l’a imposée. Elle s’est incarnée d’abord dans un adverbe qui a lancé toute la Révolution tranquille : Désormais ! Autrement dit : Assez, c’est assez ! Désormais, le passé est passé date.

Quand la laïcité contemporaine s’oppose à la présence de la religion dans l’espace public gouvernemental, ce n’est pas sous le coup d’une quelconque intolérance, mais avec l’assurance tranquille d’une excellente mémoire. Ce n’est pas tant qu’on saisit mal la différence de l’autre, mais plutôt qu’on saisit trop son inquiétante parenté avec un passé récent.

Avant d’évoquer nos antécédents, jetons un œil vers le futur. Dans cinq ou six cents ans – peut-être mille – on peut facilement imaginer un astronaute qui trébucherait sur le seuil de porte, en réintégrant son astronef, piquant une tête par en avant et, à l’instant même où son scaphandre s’écraserait contre la paroi du vaisseau spatial, lâcherait un retentissant : Tabarnacque !

C’est tout ce qui restera de nous. L’astronaute n’aurait aucune idée de ce que ça veut dire. Nous, on le saurait. Encore là, rien n’est moins sûr, puisque les jeunes d’aujourd’hui ignorent le sens de ce qu’ils profèrent lorsqu’ils jurent. Le sacre est devenu « culturel », alors qu’à l’origine, il était « cultuel ».

Il serait sans doute utile de donner des cours de sacres, dès le primaire. On ferait d’une pierre deux coups ! Ça servirait également d’initiation à la version québécoise du sentiment religieux qui a toujours été plutôt pragmatique. Tous les pays sacrent, mais la plupart s’en prennent au grand boss, à Dieu lui-même (Sacredieu ! Sacrebleu ! Tudieu ! Morbleu ! Vingdieu ! Torrieu !) ou à la Sainte Vierge – particulièrement en Espagne où elle passe un mauvais quart d’heure.

Dans toute l’histoire de la sacrure, les Québécois sont les seuls à s’en prendre au mobilier de l’Église – d’où l’aspect éminemment pédagogique d’un cours de sacre pour identifier les objets du culte. On partirait du connu (les sacres) pour aller vers l’inconnu (les objets qu’ils désignent), en commençant par les objets visibles : le crucifix, le chrisse, le tabarnacque, le câlice, le ciboire, l’hostie, l’ostensoir, le saint-chrême, l’étole, la chasuble, la barrette, le ciarge, la Viarge et ensuite on aborderait ceux qui sont plus concept comme le calvaire, le baptême, l’extrême-onction, le sacrament et le Saint-Esprit.

On aime bien croire que le premier geste des découvreurs a été de planter une croix. Ce qui signifiait qu’ils avaient amené avec eux un calendrier liturgique qui donnait un sens religieux au temps. À l’époque, ce calendrier comptait plus de cent fêtes religieuses dont un grand nombre étaient chômées. Compte tenu des variations de température, de la sauvagerie de la nature et de l’incertitude de la nourriture, il s’est rapidement résumé à l’essentiel, les fêtes du solstice d’hiver (le temps de Noël), de Pâques et du solstice d’été (la Saint-Jean). Quant au carême, il était observé lorsqu’on avait assez à manger pour se permettre de jeûner.

Après avoir pris le contrôle du temps, toutes les religions – la catholique comme les autres – s’attaquent au contrôle de l’espace. Sauf qu’au Québec, les Amérindiens avaient déjà une longueur d’avance. Devant une nature particulièrement impressionnante – souvent à donner froid dans le dos – les coureurs de bois ont rapidement adopté tout l’arsenal des formules conjuratoires de leurs hôtes amérindiens pour apaiser ou amadouer les dieux de la forêt.

C’est le premier coureur de bois qui, dès 1624, le raconte au père Sagard, dans son Grand voyage au pays des Hurons. Étienne Brûlé lui confie que dans une situation particulièrement périlleuse, il avait senti le besoin de faire appel à une invocation chrétienne, pour doubler l’efficacité de l’amérindienne. Sauf que la seule prière dont il souvenait était « Merci mon Dieu pour le repas que nous allons prendre ! » Le Bénédicité.

Cinquante ans plus tard, les mots de Marie de l’Incarnation consacrent l’échec de l’évangélisation des Sauvages. « Les Jésuites ont converti plus de castors que d’Indiens ! » Les missionnaires sont en burn-out.

La Grande Paix signée en 1701 avec toutes les nations amérindiennes consacre l’approche des coureurs de bois interprètes qui l’ont négociée. Plusieurs d’entre eux, dont Paul Lemoyne de Maricourt, fils de Charles Le Moyne, et l’officier de Joncaire, sont mariés dans les deux mondes, avec deux légitimes, une épouse canadienne et une épouse indienne. Plus de 60 familles de chefs iroquois se glorifieront un jour d’être issues des officiers de Joncaire.

Les interprètes ont réussi là où les missionnaires en mal de conversions ont échoué lamentablement. Les émules des Le Moyne et des De Joncaire y sont parvenus en partageant la nourriture des Indiens, le lit de leurs femmes et en adoptant leurs mœurs. C’est le triomphe de l’approche du « nouveau monde » et le fondement de la nation canayenne. La Grande Paix de Montréal est officiellement entérinée en présence de plus de 1 300 Amérindiens représentant 30 nations.

Du haut de la chaire, les évêques se drapent régulièrement dans leur pudeur offensée pour dénoncer « ce sein qu’on ne saurait voir » et ces décolletés, ou ces épaules nues qu’on n’a pas su couvrir. Mais les mœurs demeurent libertines et les cabaretières ont la cote.

Dans un État totalitaire, comme la France de Louis XIV, la puissance dominante n’est pas Mgr l’évêque mais le Gouverneur qui, au grand dam du prélat, incarne l’autorité royale, comme l’a écrit François Xavier Garneau dans son Histoire du Canada.

Après la Défaite de 1760, l’Église du Canada entre en dormance et n’a d’autre choix que de montrer patte blanche à un gouvernement colonial britannique protestant et antipapiste. Le gouverneur Murray invente une solution administrative pour donner un semblant de statut à l’évêque de Québec. Il lui attribue le titre de « surintendant de l’église papiste ».

À partir de 1791, le destin de la nation canayenne de la Province of Quebec est pris en main par une classe politique qui s’est formée sur le tas : le Parti Canadien, puis le Parti Patriote. L’Église manque de personnel et celui qu’elle recrute reçoit une formation minimale. Les écarts de conduite se multiplient : les uns engrossent leur bonne et d’autres partent avec la caisse de la fabrique.

Au moment de la Répression de 1837 et de la Révolution de 1838, le haut clergé prend fait et cause pour le gouvernement colonial et excommunie les patriotes, morts les armes à la main. Son utilité politique enfin appréciée à sa juste valeur par le gouvernement colonial, l’Église catholique obtient enfin sa reconnaissance officielle en 1840, qui consacre sa collaboration avec l’autorité coloniale.

La même année, une super-star française de la prédication, Mgr Forbin-Janson, s’engage dans une tournée triomphale au Bas-Canada. Le prédicateur ultramontain établit des records de conversions. C’est le coup d’envoi de la Grande Noirceur ! À partir de 1860, la grande soutane noire recouvre l’ensemble du territoire. L’Église a imposé son temps liturgique.

Chaque saison a ses fêtes d’obligation. Les Avents précèdent la Noël. Le Mercredi des Cendres et le Carême, la Pâques. Le mois de mai est consacré à Marie. Toutes les paroisses descendent dans la rue au moment de la Fête-Dieu. Dans les villages, le son de la cloche de l’église marque les temps de la journée avec les Matines, l’Angélus et les Vêpres, et les carrefours sont marqués par des croix de chemin.

L’Église reprend en main la désignation du territoire et fait pleuvoir un déluge de saints sur les villes et les villages, de Saint-Achillée à Saint-Zotique. Il y en a 131 pages pleines sur trois colonnes dans le Dictionnaire des noms et lieux du Québec.

Ensuite, sous la férule de Mgr Bourget, le clergé s’en prend à la liberté de pensée en imposant une censure qui va interdire les mauvais livres, jusqu’à mettre à l’index toute une bibliothèque, celle de l’Institut canadien de Montréal, et excommunier ses membres en 1869. Dans la même foulée, le théâtre sera condamné et les films censurés jusqu’à la Révolution tranquille.

Dorénavant, curés, frères et sœurs enseignants s’occupent de l’éducation et les religieuses de la santé. Côté administration du personnel hospitalier, une gestion idyllique ! Aucun problème de temps supplémentaire ! Infirmière n’était pas une profession gérée par la main invisible du marché, mais une vocation administrée par trois vertus qui ne comptaient pas leur temps, la Foi, l’Espérance et la Charité.

Le même statut était valable pour les institutrices qui incidemment œuvraient également dans le meilleur système d’éducation au monde. La preuve ! Lors de sa dissolution en 1964, le Comité d’instruction publique n’avait pas ressenti le besoin de se réunir une seule fois depuis cinquante ans. Soit depuis 1914 !

L’école était devenue obligatoire depuis 1943, malgré l’opposition de l’Église. Pis même là, la loi qui a rendu l’instruction obligatoire jusqu’à 16 ans a été adoptée en 1964. Dans les années 50, la très vaste majorité des jeunes Québécois ne fréquentait, comme à la fin du XIXe siècle, que l’école élémentaire.

Dans les programmes de l’école primaire, l’instruction religieuse occupait la moitié des pages. Les manuels de mathématiques faisaient compter des chapelets et des crucifix ; les manuels de français proposaient des lectures pieuses et l’histoire, la vie exemplaire des saints Martyrs canadiens.

Comme la très grande majorité des institutrices étaient congédiées au moment de leur mariage, le roulement était permanent : la société québécoise consommait ses institutrices comme une ogresse. L’image de la femme que l’on avait inculquée aux Québécoises d’alors était celle qu’on trouvait dans tous les manuels scolaires. L’image d’une Yvette douce, patiente et soumise, vivant en vase clos, servante de ses enfants et de son mari. La même Yvette qui a brisé la carrière politique de Lise Payette en 1980.

En entrant à l’église, les hommes retiraient leur couvre-chef et les femmes devaient porter un chapeau, agrémenté d’une voilette. Enceintes, elles étaient appelées à voiler leurs grossesses. Sans oublier leurs assignations régulières au tribunal de l’empêchement de la famille : le confessionnal.

Si les femmes ont obtenu le droit de vote au fédéral en 1916 et au provincial en 1940, elles n’ont obtenu l’égalité juridique complète avec les hommes qu’à la fin des années 70. Entre-temps, les femmes avaient récupéré leur nom de jeune fille pour traiter avec le gouvernement et l’hôpital. Elles n’avaient plus à observer, impuissantes, le médecin s’adresser à leur mari pour obtenir l’autorisation de procéder à un acte médical sur leur personne.

Notre révolution a été tranquille, mais une fois le Désormais de Paul Sauvé, lancé en 1959, il a été décliné dans tous ses sens. Désormais, on voulait toute et tout de suite ! Désormais, tout le monde aurait le droit d’être soigné et d’être éduqué ! Désormais, les patrons allaient apprendre à vivre et les travailleurs seraient enfin respectés. Désormais, les femmes seront en tout égales aux hommes. Désormais, l’impatience remplacera la patience comme trait de caractère national.

Le commentaire le plus pertinent sur la création supersonique des cégeps en 1967 nous vient de Guy Rocher, membre de la commission Parent et l’un des architectes de la loi 101. « Ce fut l’occasion du plus grand accommodement raisonnable que le Québec a connu. Des hommes et des femmes ont fait le don de l’institution à laquelle ils étaient attachés, souvent par vocation religieuse, et offerts de continuer à servir l’enseignement dans un nouvel environnement, en collaboration avec des enseignants venant d’un tout autre horizon, sous une direction souvent étrangère à leurs traditions et dans un établissement ­désormais laïcisé ».

Notre révolution a peut-être été tranquille. Mais c’était une vraie révolution ! Il faut comprendre que notre hospitalité n’ira pas jusqu’à s’imposer un retour en arrière pour réintégrer le religieux dans la laïcité d’un temps et d’un espace dont ils ne sont désormais, ni tributaires, ni représentatifs. C’est toute la différence entre un vouloir vivre dans un passé qui demeure un passé et le vivre dans un passé qui a un avenir.