Obscurantisme, où est ta victoire ?

Le portulan de l’histoire

1868 est l’année du zouave et de l’antizouave. À la gare Bonaventure de Montréal, dans l’après-midi du 19 février, c’est le branle-bas de combat. Fièrement frusqués d’uniformes confectionnés par les religieuses et bénéficiant d’un demi-tarif accordé par la Compagnie du Grand Tronc, cent trente-cinq zouaves volontaires amorcent la première étape du long périple qui va les conduire à Rome pour défendre le Pape.

La veille, à l’église Notre-Dame, ils ont entendu Mgr Laflèche donner tout son sens à leur engagement militaire. « L’Église a dû livrer de longues luttes pour faire triompher la foi et le Canadien doit prendre place dans le camp de Dieu ! »

Le prédicateur trifluvien n’est jamais à court, comme on dit, de remonter aux « quarante Grecs ». « Il a fallu lutter contre le paganisme impie, l’hérésie arianiste, le mahométisme qui veut ravir l’héritage de Jésus-Christ, le protestantisme qui égare les fidèles, la philosophie voltairienne ce hideux blasphème, mais surtout contre le nouveau danger, le plus dangereux de tous, le libéralisme. » Ouf ! nous y voilà enfin, pour la véritable motivation. « N’oubliez jamais que c’est par le biais du libéralisme que Satan attaque le Pape ! »

Quelques semaines plus tard, à Paris, lorsque les zouaves canadiens défileront sur la place publique, Louis Veuillot, le saint patron de la presse catholique du Bas-Canada, s’extasie : « Paris a vu passer une troupe de croisés ! »

En septembre, Arthur Buies revient d’Europe dans un tout autre esprit. Il est le seul Canadien à avoir rejoint, pendant un moment, ces fameuses Chemises rouges de Garibaldi, qui rêvent de faire de Rome, toujours dominée par les États pontificaux, la capitale de l’Italie. Le Satan radical et libéral de Laflèche, c’est Buies.

Dès son retour, l’antizouave lance un hebdomadaire qu’il rédige seul, suivant l’exemple d’Henri Rochefort qui a lancé quelques mois plus tôt La Lanterne, un pamphlet républicain, dont la première parution à Paris s’est vendue à 100 000 exemplaires, coiffée d’une devise qui a fait mouche : « La France contient 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement ».

Orpheline de nouvelles, La Lanterne canadienne sera prodigue des commentaires cinglants de son rédacteur. Arthur Buies a défini sa feuille comme l’organe des gens d’esprit, l’ennemi instinctif des sottises, des ridicules, des vices et des défauts des hommes. La Lanterne remplira deux fonctions, comme le réverbère sous la Révolution, elle servira à éclairer les hommes et à pendre les malfaisants.

Buies ne marche pas la tête plongée dans un bréviaire. La triste réalité des rues de Montréal lui saute au visage. Si l’on se fie à la hauteur des édifices, note-t-il, le progrès n’est qu’une illusion. « On ne saura plus bientôt où marcher dans les rues pour éviter les toits qui s’écroulent. Que sert de bâtir des maisons à six étages pour que les dalles vous tombent sur le nez ? » Deux étages suffisent amplement !

Au délabrement du bâti s’ajoute l’anémie culturelle de la métropole. « Il y a trois théâtres : le Theatre Royal où il est défendu d’aller ; le Gesù où il est défendu de ne pas aller et Les Variétés où l’on joue un jour une chose, et le lendemain rien du tout, ce qui constitue la variété ».

La pauvreté d’esprit s’abreuve à deux sources : la bêtise et l’ignorance. « Les écoles publiques au Canada sont un mythe, une farce honteuse. Si les enfants, par hasard, y apprennent à lire, on ne leur met guère d’autres livres entre les mains que le catéchisme et la petite histoire sainte ».

« Les prêtres portent généralement de très gros casques, sans doute pour ne pas que l’Esprit saint s’échappe », satirise l’écrivain qui ne cache pas son anticléricalisme viscéral. La population se divise largement en deux classes, les prêtres et les mendiants. Sans oublier les notables. « Les avocats et les médecins pullulent : deux classes fort utiles. Les uns tuent, les autres ruinent ». Sa Lanterne n’épargne personne.

Deux classes, mais aussi deux villes. « Si l’on erre sur le penchant de la montagne qui descend avec une gracieuse noblesse jusqu’à la Place Victoria, coupée de rues vastes et ombragées, embellies par des résidences qui le disputent en richesse aux palais de l’Europe, on se sent dans une atmosphère libre et grande. C’est le quartier des Anglais. On y voit la richesse, le luxe, la grandeur, le pouvoir et la force ».

Tout à l’opposé, la torpeur d’un peuple tranquille qui dort, « réveillé seulement par le son des cloches, couché dans des masures qui ont été bénies, séjour de tous les degrés et de tous les genres de prostituées, marqué ça et là de quelques rares édifices qui sont des couvents, des presbytères, des écoles de frères, ou des églises, entourés par des taudis ».

L’asservissement de la classe populaire révolte le pamphlétaire. « Le peuple qui est là, c’est le peuple canadien. Il est paralytique depuis des décennies. Ne le réveillez pas ! » Encore faut-il trouver la cause de cette léthargie pour y remédier. La Lanterne se fait un devoir de soulever la question. « Veut-on savoir à qui appartient ce quartier, tout entier, en bloc, ce quartier qui est à moitié de la ville ; à qui appartient l’air même qu’on y respire ; à qui les âmes qui végètent, les corps accablés qui y meurent d’épuisement ? »

La réponse de l’ancien garibaldien tombe comme un couperet. « Tout cela appartient à Sa Grandeur Monseigneur l’Évêque de Montréal. Là est son trône. Il s’élève sur un peuple écrasé, il offre à Dieu l’encens de la misère, et il marche resplendissant, le Bourget, au milieu des guenilles ».

L’intimé, pour l’instant, roule sa bosse épiscopale outre mont. Il est à Rome en attente du prochain concile qui se prépare à promulguer le dogme de l’infaillibilité pontificale. Bourget profite de son séjour pour porter un coup fatal au château fort montréalais des rouges. Il obtient une condamnation formelle de l’Institut canadien.

Le 29 août 1869, dans toutes les églises du diocèse de Montréal, les curés lisent au prône une annonce rédigée par l’évêquissime lui-même. Il est défendu désormais, sous peine d’excommunication, d’appartenir à l’Institut canadien, tant qu’il enseignera des doctrines perverses, « tout comme il est défendu de publier, de conserver et de lire l’Annuaire de l’Institut pour l’année 1868, qui est à l’Index ». C’est-à-dire toute la bibliothèque de l’institution.

Une mise au ban qui met en péril l’avenir de l’Institut. Sur les entrefaites, le 18 novembre, le typographe Joseph Guibord, un irréductible et ami intime du président Joseph Doutre, meurt sous le coup de cette excommunication. C’est la première mise à l’épreuve de la sanction. Le curé de Notre-Dame, le sulpicien Rousselot, plutôt conciliant de nature, est prêt dans un premier temps à fermer les yeux et à laisser enterrer Guibord dans la partie bénie du cimetière de la Côte-des-Neiges.

Le grand Vicaire Trudeau ne l’entend pas de la même oreille. En l’absence de son évêque dont il incarne la pensée, il annule la décision de son curé. L’excommunié ne peut être inhumé en terre sainte et n’aura droit qu’au cimetière des enfants morts sans baptême.

Conseillée par Doutre, la veuve Guibord récuse la décision de Trudeau. À titre de propriétaire d’un terrain au cimetière catholique, son mari a tous les droits d’y être enterré. Le 21 novembre, un dimanche, le cortège funèbre de Guibord se met en branle vers sa dernière demeure. Tout ce que Montréal compte de radicaux, de libres penseurs et d’anticléricaux fait partie de la marche ouverte par le président de l’Institut. Au cimetière, comme prévu, le cortège trouve la grille fermée.

Le gardien, par ordre du curé Rousselot, refuse de l’ouvrir. On parlemente, c’est-à-dire qu’on s’engueule vertement. Doutre voit rouge, mais le gardien est aussi bête et buté qu’un grand vicaire est bleu. Les excommuniés doivent rebrousser chemin et le cercueil de Guibord retourne dans une voûte du cimetière protestant.

La figure de Joseph Guibord s’impose dès lors comme celle d’un martyr de la libre pensée et la saga de la lutte pour son inhumation ne fait que commencer. Par l’entremise de Doutre, la veuve Guibord demande au tribunal la permission de poursuivre la fabrique de Notre-Dame.

Le juge Mondelet, libre penseur et radical, l’accorde. La fabrique, défendue par Louis-Amable Jetté et Francois-Xavier Trudel, conteste la juridiction des tribunaux en cette matière. Seul un curé est habilité à accorder ou refuser la sépulture religieuse. Trudel, d’obédience ultramontaine, plaide que dans ce cas, le pouvoir ecclésiastique a préséance sur le pouvoir civil. « Depuis quand le droit de Rome est-il devenu la loi au Canada ? » lui rétorque Doutre.

En mai 1870, le juge Mondelet rend sa décision. Il condamne le curé et les marguilliers de Notre-Dame à faire inhumer le corps de l’excommunié au Cimetière de la Côte-des-Neiges. La fabrique porte immédiatement la cause en appel. Quatre mois plus tard, la Cour de révision casse le jugement Mondelet. Les tribunaux, selon cette dernière, n’ont pas « à contraindre l’Église d’agir envers ses fidèles suivant les règles civiles ». La cause de Joseph Guibord, qui n’a jamais été aussi vivant que mort, voyage jusqu’à Londres.

En 1874, le Conseil privé, l’instance de dernier recours, statue sur l’affaire et intime à la fabrique de Notre-Dame de laisser inhumer l’ex-membre de l’Institut dans son caveau du cimetière de la Côte-des-Neiges. Il y reposera auprès de sa femme, qui est morte entre-temps. La réaction de Mgr Bourget est péremptoire. « Pas question d’enterrer un excommunié en terre sainte ! »

Entre Rome et Londres, d’appel en appel et de procès en procès, le fantôme de l’excommunié était devenu en 1875, le porte-étendard d’une lutte à mort entre la liberté de pensée et l’obscurantisme.

L’évêque de Montréal ne perdra pas la face devant l’État et encore moins devant l’Institut canadien. Lorsque son président se présente à Notre-Dame pour obtenir le permis d’inhumer, la réponse ecclésiastique est toute prête. « La levée de l’excommunication ne relève pas du Conseil privé de Londres ! » L’affrontement est inéluctable.

L’Église ira-t-elle jusqu’à la désobéissance civile pour défendre l’exclusivité de son droit sur les âmes et les cadavres ? Si le Révérendissime est résolu, Joseph Doutre l’est tout autant. Ce n’est plus tellement ce pauvre Guibord, mais l’Église elle-même qu’il veut ensevelir sous six pieds de terre sainte.

Le 2 septembre, accompagné de ses partisans et d’un grand nombre de sympathisants, le président de l’Institut se rend au charnier du cimetière protestant pour prendre livraison du cercueil de Guibord. Doutre et ses amis le drapent dans la légitimité d’un drapeau britannique, le hissent sur un corbillard et se mettent en marche vers la Côte-des-Neiges.

Une foule hostile les attend de pied ferme. Les grilles du cimetière sont cadenassées. Les huées catholiques fusent, les coups de sifflet vrillent et une pluie de projectiles évangéliques s’abat sur le cortège funèbre de l’Excommunié. La libre pensée n’a d’autre alternative que de battre en retraite. La rage au cœur, les rouges rapatrient la dépouille de Guibord à son point de départ. Ce n’est que partie remise ! Doutre a les cornes tout aussi bien plantées au front que Bourget a sa mitre vissée sur la tête.

L’impie fixe de nouvelles obsèques à la mi-novembre et demande la protection de la police. Le maire William Hales Hingston, un Irlandais catholique, s’esquive en prétextant que le cimetière est en dehors des limites de la corporation municipale.

Doutre passe outre. Il se tourne vers Ottawa et obtient gain de cause. L’armée prêtera main-forte aux libres fossoyeurs. Ainsi, le matin du 16 novembre, 1 200 soldats anglais, réunis sur le Champ-de-Mars, se mettent en marche vers la Côte-des-Neiges, en chantant We’ll bury old Guibord / In the consecrated ground !

Le cortège funèbre ne rencontre cette fois aucune obstruction. Seulement des curieux et cent constables finalement mobilisés pour veiller à l’exécution du jugement du Conseil privé. On a glissé le cercueil de Guibord dans une boîte peinte en rouge.

Dès qu’elle touche le fond de la fosse, les terrassiers s’empressent de la recouvrir de quatre pieds de ciment armé. Ce que d’aucuns ont appelé « la terre sainte de la liberté de pensée ». Et sa tombe jusqu’au milieu du XXe siècle !