Chapleau et la Caverne des quarante voleurs

Le portulan de l’histoire

Avec la pratique confédérative, le modèle parlementaire britannique s’est implanté. Les deux faciès de l’homo politicus quebecensis de carrière ont pris forme et deux figures marquantes en établissent désormais le profil partisan : Louis-Adolphe Chapleau et Honoré Mercier. Le premier est un conservateur libéral fédéraliste et le second, un libéral modéré nationaliste. L’équation politique québécoise comprend un troisième larron : l’indispensable bailleur de fonds. 

Bleus et rouges sont d’accord sur un point : les élections ne se gagnent pas avec des prières.  Le financeur du premier ministre Chapleau est un big-shot qui en mène large, Louis-Adélard Sénécal. Son intérêt pour la politique se limite à sa profitabilité et il ne se gêne pas pour s’en vanter. « J’ai décidé de me mettre bleu parce qu’avec les bleus, j’vas faire plus d’argent et nous allons nous enrichir », promet-il à ses partenaires d’affaires.

L’affairiste n’est pas sans savoir que pour gagner de l’argent, il faut également savoir en dépenser. À cet égard, Chapleau est son obligé. Il lui doit en grande partie sa victoire conservatrice aux élections de 1879.

Depuis leur arrivée à Québec, le trio Chapleau, Sénécal et Boss Dansereau forme un gouvernement occulte qui réunit le chef, le trésorier et l’organisateur en chef du parti. La toute récente nomination de Sénécal à la surintendance du Quebec, Montreal, Ottawa & Occidental Railway (Chemin de fer de la rive nord) n’est pas sans révolter les libéraux. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que le loup est dans la bergerie. Le chemin de fer appartient au gouvernement et  le Premier ministre a passé la commande à son alter égo de mettre la voie ferrée à l’enchère. Ce que Sénécal effectuera, on s’en doute bien, en touchant commissions et profits, à chaque étape des transactions.

La prévarication est à l’ordre du jour de la Chambre. Dès l’ouverture de la session parlementaire de 1881, l’opposition accuse Chapleau d’avoir touché un pot-de-vin de 14 000 $ du Crédit foncier franco-canadien, fondé à Paris l’année précédente. Le Premier ministre n’en a cure et entame une visite estivale en France, où il rencontrera le président de la Chambre des députés Léon Gambetta, et le président du Conseil des ministres, Jules Ferry.

Les libéraux n’en démordent pas pour autant. Dans un éditorial non signé, L’Électeur sonne la charge et monte à l’assaut de ce qu’il définit comme « La Caverne des quarante voleurs ». Il va de soi qu’il ne s’agit pas du repaire des Mille et Une Nuits. « Cette caverne que l’on croyait n’exister qu’au pays des légendes existe bien réellement chez nous. Elle n’est pas, comme on pourrait le croire, au fond des bois, protégée par des rochers inaccessibles, défendue par des sentinelles armées ».

Trêve d’ironie culturelle, le polémiste repère la cible dans sa mire. « Les voleurs qui y cherchent refuge ne sont pas d’obscurs bandits, cachés le jour, rôdant la nuit. Bien au contraire, ils promènent leur effronterie au grand soleil. Ils se pavanent dans les rues. Ils boivent au comptoir des restaurants et la fumée de leurs cigares se retrouve partout. Ces voleurs ne sont pas les premiers venus. De tout voleur qu’ils sont, il leur a été confié une tâche glorieuse, celle de restaurer les finances de la province de Québec ».

Le doigt sur la détente, l’éditorialiste fait feu. « Cette caverne des voleurs, c’est l’administration des Chemins de fer du Nord et le chef de la bande s’appelle de son vrai nom Louis-Adélard Sénécal. » Carton ! « Pour Monsieur Sénécal, toute la science de la finance se réduit à une formule : Je pose zéro, je retiens tout ! » Double carton ! « L’administration du Chemin de fer du Nord aujourd’hui, c’est le vol érigé en système ».

Avant d’assener le coup de grâce, le polémiste rappelle qu’il ne s’agit pas d’une accusation gratuite. « Le mot que nous employons n’implique ni violence de langage ni irritation d’humeur, nous ne faisons qu’appeler les choses par leur nom ». Le vol érigé en système !

La réaction de Sénécal est aussi vive que celle des « sénécaleux », pour qui il personnifie le « génie commercial et industriel du pays ». L’AIi Baba québécois intente sur-le-champ une poursuite à L’Électeur pour avoir « écrit et publié un libelle faux, scandaleux, malicieux et diffamatoire ». Le procès révélera le nom du libelliste. Wilfrid Laurier est l’auteur de cette répréhension caustique qui n’aura pas l’effet escompté.

À son retour d’Europe, le premier ministre Chapleau s’est trouvé à  bord du même paquebot que John A. Macdonald qui revenait, pour sa part, d’un séjour en Angleterre. Une rencontre fortuite qui ne sera pas sans conséquence sur le cours ultérieur des événements.

Sans plus tarder, Chapleau déclenche des élections générales qui le reportent au pouvoir avec un gouvernement majoritaire en décembre 1881 et, au printemps suivant, entérine la vente de la ligne Ottawa-Occidental-Montreal au Canadien Pacifique pour une somme de quatre millions $ et, pour une somme identique, de la ligne Montreal-Quebec à un syndicat dirigé par Louis-Adélard Sénécal. Pour ménager les apparences, Sénécal a attendu en décembre pour revendre son tronçon, avec profit, au Grand Tronc.

À l’été, Louis-Adolphe Chapleau se sent prêt à accepter l’offre de John A. Macdonald et à troquer son siège de Premier ministre provincial pour celui de secrétaire d’État dans le cabinet fédéral. En échange, le présent secrétaire sera permuté à la tête du gouvernement du Québec.

Joseph-Alfred Mousseau a été nommé d’office et assermenté à la succession de son ami Chapleau dans le but avoué d’être sa doublure. Sauf que la pointure du chapeau est trop grande pour lui. Malgré son aménité et sa bonne humeur proverbiale, Mousseau n’arrive même pas à se faire élire au provincial. Sa première victoire électorale a été contestée et il doit se présenter à nouveau dans le même comté.

L’« ombre de Chapleau » est attaquée de toutes parts, aussi bien par les libéraux d’Honoré Mercier que par les ultramontains de François Xavier-Anselme Trudel. Dans un pamphlet intitulé Le Pays, le Parti et le Grand Homme, publié sous le pseudonyme de Le Castor, l’aile droite conservatrice réprouve tout aussi vertement le « vol érigé en système » de Chapleau et de Sénécal.

Au Québec, les ténors politiques ne poussent pas l’aria sur une scène devant un orchestre, mais sur les hustings. Joseph-Alfred Mousseau n’est décidément pas un ténor. C’est un choriste né.

En septembre 1883, Chapleau doit venir à la rescousse de son protégé. Il entre en lice dans une assemblée contradictoire monstre, devant une foule de 6 000 personnes réunies à Saint-Laurent, sur l’île de Montréal. Les meilleurs orateurs conservateurs et libéraux se passent d’abord le crachoir pour se crêper le chignon à tour de rôle et réchauffer l’assemblée.

Une fois que les ténorinos ont planté les banderilles, les ténors se chargent de la mise à mort. Dès l’entrée, Chapleau se lance dans une attaque à fond de train contre ses anciens alliés politiques, les ultramontains auxquels il attribue le sobriquet de castors. C’est du grand art. L’orateur fait mouche à chaque touche. « Qu’est-ce qu’un castor ? demande-t-il à l’assistance qui frétille déjà de plaisir. S’agit-il de cet animal intelligent et industrieux qui, avec une feuille d’érable, nous sert d’emblème national ? » Sa réponse fuse. « Non ! nos adversaires politiques ne sont pas assez patriotes pour cela ! »

Il revient à la charge. « Qu’est-ce donc qu’un castor ? L’ouvrier des villes appelle castors ceux qui prétendent beaucoup et ne peuvent pas grand-chose, les hâbleurs, les parasites du métier ». Ses partisans hurlent de joie et l’orateur poursuit implacablement sa déclinaison. « En campagne, on appelle aussi castors ces petites bêtes noires qui vivent par bandes à la surface des eaux croupissantes et répandent une odeur rien moins qu’agréable, les punaises d’eau enfin ». L’auditoire est conquis. Le tribun n’a plus à retenir ses coups.

« Les castors politiques sont un peu de tout cela, et quelque chose de moins bon encore, enchaîne-t-il en piquant là où la touche blesse. Leur parti comprend toutes les médiocrités ambitieuses qui ne peuvent arriver par les voies ordinaires : tous les désappointés et un bon nombre d’hypocrites qui se prétendent religieux et conservateurs pour mieux détruire chez le peuple le vrai sentiment religieux, dont la base fondamentale est le respect de l’autorité et l’amour du prochain  ».

La foule est prête pour l’estocade. L’orateur s’arrête un instant avant d’enfoncer le fer jusqu’à la garde. « Ils n’ont au reste qu’un trait de ressemblance avec le vrai castor. Ils font leur ouvrage avec de la boue, ils détruisent les chaussées des bons moulins pour construire leurs tanières et ne sont utiles que lorsqu’on vend leur peau ». Le sobriquet va demeurer. Castors ils étaient, castors ils sont, castors ils seront !

La riposte ne vient pas des troupes du Grand Vicaire Trudel, mais d’un libéral, Honoré Mercier. Elle est assassine. « Quand monsieur Chapleau a-t-il dit la vérité ? » lance-t-il sans autre préambule. Au changement de ton, la foule comprend que l’attaque ne se fera pas au fleuret. L’orateur ne vise pas le Parti mais l’Homme. Il charge en faisant virevolter la masse d’armes.

« Les autres s’appauvrissent dans la  politique et Monsieur Chapleau s’y enrichit ». Et d’un ! «  Si l’honorable Secrétaire d’État était pauvre il y a dix-huit mois, comment se fait-il qu’il soit riche maintenant ? » Et de deux ! « Je constate une chose ! L’ex-Premier ministre du Québec se trouve riche au moment même où monsieur Sénécal le devient ». Et de trois ! « Riche au moment même où la province est plus pauvre que jamais ! » La foule applaudit à tout rompre.

Mercier la prend à témoin, en pointant son adversaire. « Monsieur Chapleau n’aime pas les castors. C’est connu ! Il trouve qu’ils sont incommodes. C’est vrai ! Il affirme qu’ils font leur œuvre avec de la boue ». L’orateur soupire. Il semble hésiter avant de marcher dans une fange immorale. « Comment pourrait-il en être autrement ? Peuvent-ils rejoindre leurs adversaires en passant ailleurs que dans la boue ? »

La foule se délecte du revirement. Mercier sourit. Il n’a plus besoin d’une arme de choc. L’engagement peut se terminer à l’estoc. « Monsieur Chapleau, avec ce ton doctoral qu’on lui connaît, dit bien haut que le pays ne veut plus de castors. Dieu sait pourtant qu’un peu d’huile qui porte ce nom ne nuirait pas à la constitution délabrée de la province qui requiert une bonne purgation ! »

L’auditoire trépigne d’aise. Avec les rieurs de son côté, Mercier n’a plus qu’à le mettre dans sa poche. « Avouons que le jour où cette purgation sera assez forte pour chasser du ministère le sénécalisme  qui l’étouffe, sera un jour de triomphe pour tous les honnêtes gens ! » La foule en délire scande le nom du vainqueur. La purgation de Mercier a eu raison de la correction de Chapleau !

Sa doublure sera néanmoins élue, avec l’argent de Sénécal, pour être désavouée, trois mois plus tard, par les castors de son parti, forçant derechef Joseph-Alfred Mousseau à remettre la démission de son gouvernement au lieutenant-gouverneur.

Quant au beau Chapleau, il n’a pas que perdu ses culottes en public à Saint-Laurent. Son poste d’apparat à Ottawa s’est avéré un cadeau de grec. Il escomptait obtenir la lieutenance du parti au Québec alors que le but de la manœuvre de Macdonald était précisément de neutraliser son influence dans la province. Le vieux renard n’avait pas apprécié le rapprochement économique avec la France et il pouvait toujours invoquer l’excuse qu’Hector-Louis Langevin, l’ancienne doublure de Cartier, ne voulait absolument pas céder son office.