La ville de toutes les fêtes, sauf une !

Pourquoi Montréal n’a-t-elle célébré sa fondation française qu’en 1992 ?

2017/06/20

Qu’est-ce qu’il y a de plus  triste ? Un bon ou un mauvais souvenir ? À sa propre question, Sacha Guitry s’empresse de répondre : Il y a une chose triste, c’est de ne pas oublier. À cet égard Montréal est une ville heureuse comme les peuples qui n’ont pas d’histoire. À chaque ajout d’une nouvelle tranche de cinquante ou cent ans, elle s’est appliquée à ne pas célébrer l’anniversaire de sa fondation française. Il faut admettre toutefois qu’elle peut plaider des circonstances plus qu’atténuantes. 

Deuxième volet 

1792 Suite à ses premières élections, le Bas-Canada vit à l’heure de la convocation de son premier Parlement. L’Acte constitutionnel est entré en vigueur le 26 décembre 1791. Le gouvernement de Londres s’est résolu à l’adopter par crainte du mauvais exemple états-unien et l’appréhension que les Canadiens s’avèrent réceptifs à sa proposition démocratique. 

De plus, l’administration coloniale en a marre des récriminations des réfugiés loyalistes. On doit bien reconnaître que la loyauté de certains d’entre eux a subi le châtiment humiliant du goudron et des plumes, mais il y a un bout à tout. Cette fidélité a déjà coûté plus de 15 millions de livres au Trésor britannique. 

Toute l’attention de Montréal est portée vers sa députation qui siège à Québec. Sur les six députés auxquels ont droit la ville et le comté de Montréal, quatre sont anglais, Joseph Frobisher, James McGill, John Richardson, James Walker, et deux Canadiens, Jean-Baptiste Durocher et Joseph Papineau. Frobisher, McGill, Richardson et Durocher représentent le lobby de la fourrure, le Beaver Club. Walker a été l’un des combattants du fort Saint-Jean en 1775 et Joseph Papineau est notaire et arpenteur. C’est lui qui a tracé le cadastre de la plupart des concessions autour de Montréal. 

Pour ceux qui se sont inquiétés à raison qu’une majorité canayenne soit représentée par  quatre Anglais, la Gazette de Montréal / The Montreal Gazette s’est faite rassurante en précisant que ces « Messieurs ne prendront pas en considération la distinction mal fondée entre Anglais et Français que font certaines personnes préjugées, mais ne seront guidés que par des motifs patriotiques, pour le service du bien public et l’avantage général du pays ! »

Les Montréalais vivent alors leur première expérience d’une promesse d’élections. Dès leur toute première intervention en Chambre, James McGill et John Richardson l’avaient déjà oubliée. Le premier s’oppose fermement à la candidature d’un Canadien qui n’est pas assez bilingue au poste de président d’Assemblée. Le second exige rondement la reconnaissance de l’anglais comme seule langue officielle du Parlement. Le naturel est revenu au galop.

Pour Richardson, les transactions entre l’Orateur et le Roi, dont le représentant est le Gouverneur, doivent être effectuées dans la langue de l’Empire, « auquel nous avons le bonheur d’appartenir, quelle que fut la langue dans laquelle se font les débats dans la Chambre ; bref, que nous sommes tous Anglais et Canadiens ». 

Dans sa première intervention, Joseph Papineau convient d’abord que nous avons sans doute le bonheur de composer une branche de l’Empire britannique, mais qu’on ne peut pas dès lors supposer qu’aucun Canadien soit privé de ses droits parce qu’il n’entend pas la langue anglaise. Lorsque le choix de l’Orateur est enfin proposé à la Chambre, Antoine Panet est élu. 28 députés pour et 18 contre, c’est-à-dire tous les députés anglais présents, auxquels se sont joints trois Canadiens. 

Quant à la proposition unilingue de Richardson, elle sera rejetée, mais Londres renversera la décision de l’Assemblée et entérinera l’unilinguisme impérial. La conjoncture politique n’était décidément pas favorable à une célébration du cent cinquantième anniversaire de la naissance française de Montreal. 

1842 Cette fois, la métropole est sous le choc post-traumatique des pendaisons, des déportations, des exils et des excommunications des Patriotes. Huit ans auparavant, Louis-Joseph Papineau et le Parti Patriote ont anticipé les festivités du bicentenaire de la fondation de Montréal en organisant démocratiquement un front populaire radical et libertaire. Le soutien référendaire unanime aux 92 Résolutions a poussé l’autorité britannique à déclencher une répression militaire coloniale brutale, démesurée, raciste et antidémocratique. 

L’union avec le Haut-Canada, imposée au Bas-Canada par le Rapport Durham, a institutionnalisé la guerre civile. La majorité canayenne est diluée dans le nouveau parlement du Canada-Uni qui siège alors à Kingston. Dès sa première prise de parole en Chambre, le chef du Parti réformiste bas-canadien est rappelé à l’ordre unilingue. La riposte d’Hippolyte Lafontaine rappelle celle de Joseph Papineau père, cinquante ans plus tôt.

« On me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j’ai à faire dans cette Chambre. Je me défie de mon habileté à manier la langue anglaise, mais que les honorables membres sachent bien que, même si elle m’était aussi familière que celle de mes ancêtres, je n’en prononcerais pas moins mon premier discours dans  la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l’action d’union qui proscrit la langue d’une moitié de la population du Canada ». La tirade enflammée de Lafontaine est le prix de consolation que Montréal s’offre pour ses deux cents ans d’existence.

La première charte municipale, celle de Jacques Viger, ayant été abrogée en 1836, Montréal en a obtenu une deuxième, en 1840, pour la remplacer. La nouvelle mouture a épousé toutes les vieilles doléances des loyalistes et de la bourgeoisie d’affaires antipatriote : le cens électoral a été haussé (enlevant le droit de vote aux petits propriétaires canayens) ; et l’élection des conseillers par le peuple a été  supprimée. Toujours nommé, jamais élu, Peter McGill, président de la Bank of Montreal, membre du Conseil spécial et du Conseil exécutif occupera le poste de maire de Montréal de 1840 à 1842 et il présidera un conseil de ville, formé désormais de dix-huit councillors, dont seulement six sont Canayens.

Culturellement, Montréal vit maintenant à l’heure de Londres et des grandes virées britanniques aux États-Unis. Déjà célèbre à trente ans, Charles Dickens est descendu à l’Hôtel Rasco pour se reposer d’une épuisante tournée de conférences aux États-Unis, et il s’ennuie.

Lorsque les officiers des Coldstream Guards en garnison à Montréal font appel à lui pour les aider à présenter un spectacle de théâtre, l’invitation est inespérée. Le romancier saute sur l’occasion. À vingt ans, il rêvait d’une carrière d’acteur. Il se prend au jeu. Non seulement fait-il la mise en scène de trois pièces, mais il s’en attribue les premiers rôles. Les représentations ont lieu sur la scène du Théatre Royal, situé en face de l’Hôtel Rasco. C’est un franc succès. Tous ceux qui ont vu jouer Dickens en conviennent, c’était un acteur remarquable. Assez doué pour faire oublier totalement qu’il est d’abord un grand romancier. « Le jour où il s’est mis à écrire des livres, s’est écrié un machiniste, ce fut une grande perte pour le public de théâtre ». 

Dans ses brefs souvenirs sur son passage à Montréal, en dehors de son épiphanie théâtrale, Dickens n’a toutefois retenu que l’hospitalité chaleureuse et amicale des officiers britanniques.
 
1892 Le projet d’obtenir l’Exposition universelle à l’occasion du Montreal’s 250th Anniversary a retenu brièvement l’attention. La ferveur de l’establishment colonial s’est avérée plus grande pour les prochaines fêtes qui s’annoncent du second jubilé de la reine Victoria. Dans cinq ans, son règne aura duré soixante ans.

Le Golden Square Mile abrite les 31 millionnaires de la métropole. Donald Smith, avec ses vingt ou trente millions, ouvre la marche des grosses poches. Président de la Bank of Montreal, administrateur du Pacifique Canadien et député à Ottawa, c’est le tour du chapeau du gros bonnet. Les Canadiens-français n’ont une niche que dans la deuxième catégorie, celle du demi-million. Ils sont 15 à se presser aux portes de la fortune. Le classement dans le monde de la finance est à l’image d’une ville où les Canadiens-français sont nettement dans la deuxième catégorie sur tous les plans. 

Il y a trois ans, le baron Pierre de Coubertin s’est arrêté à Montréal pour conforter le  portrait. « Il en est du sport comme de l’argent, les Canadiens-français y sont nettement défavorisés. » Pour l’apôtre de l’éducation physique, le grand responsable est l’enseignement  ultramontain. Il maintient que « les exercices physiques, les soins de propreté, la formation du caractère, l’usage de la liberté, tout ça pour les Canadiens, ce sont des billevesées ». 

Et le baron a une comparaison sous la main qui force son admiration.  « À côté d’eux, les jeunes Anglais jouent à des jeux virils et entrent dans la vie active avec de l’initiative et de la volonté ». Le résultat, à son avis, est que « tous les bénéfices sont pour les Anglais, que toutes les affaires se font autour d’eux, que leurs idées dominent et qu’ils regagnent ainsi à Montréal même ce que leur infériorité numérique leur ferait perdre ». À condition qu’on reconnaisse la Bank of Montreal, le Pacifique Canadien et le gouvernement comme des sports d’élite !

Pour l’admirateur des Grecs antiques, le déficit sportif est l’origine de tous les maux et la pratique sportive, celle de toutes les vertus. La riposte à sa diatribe raciste est venue d’un émigré français, vicomte par surcroît. « Avez-vous déjà essayé, mon cher de Coubertin, de lutter de vitesse avec un enfant du Canada ? ironise-t-il. Avez-vous rencontré sur votre chemin quelques-uns de nos fils d’habitants, à 16 ans plus développés qu’un homme de 25 ans chez nous ? Le sport, c’est comme la musique, ce n’est pas suffisant de s’entraîner, il faut d’abord être doué ».

Louis Cyr n’a lu ni le vicomte,  ni le baron. II se contente tout simplement de résister à la traction de quatre chevaux de 1200 livres chacun comme il l’a fait l’an dernier devant 10 000 personnes au parc Sohmer.