Le Québec à visage découvert

Le portulan de l’histoire

2017/12/01

Lorsqu’on a rien à dire au Québec, on parle de la langue. Quand on veut tout dire, on parle de la langue. En fait, peu importe ce qu’on a à dire, on parle du fait qu’on parle. On peut même dire que, dans toute l’histoire du monde, jamais un peuple ne s’est autant émerveillé du fait qu’il avait de la jasette que les Québécois. Une fixation héréditaire sans doute due au fait que chaque fois qu’ils ouvrent la bouche pour prendre la parole, plus de trois cents millions d’anglophones nord-américains ne comprennent rien à ce qu’ils disent.

Le français au Québec n’est pas qu’une langue, c’est une société secrète ! Et qui dit société secrète, dit initiation et non pas assimilation ou intégration. On ne s’intègre pas au Québec. On n’est pas intégré au Québec. On s’initie au Québec et ultimement on est initié au Québec. D’ailleurs, c’est probablement vrai pour tous les pays du monde. Mais, on va faire comme si c’était uniquement le cas du Québec.

Les jours où le temps est d’équerre, vouloir se sentir unique est une caractéristique québécoise. Quand le temps est maussade, le mot « unique » est un sentiment qu’on doit traduire par l’expression plus familière « tout seul ». Pis ces jours-là, je vous en passe un papier, les Québécois ne sont pas parlables !

À mon avis, on parle trop de la parole et pas assez d’un autre sens qui joue, qui a joué et qui jouera un rôle déterminant dans l’initiation au Québec... la vue. Dans une première rencontre avec l’autre, le premier regard qu’on pose sur lui est déterminant. Pour voir, on n’a pas besoin de parler, on a jusse à regarder… et on se fie habituellement à nos premières impressions souvent définitives. 

À cet égard, une bonne compréhension du langage du corps est capitale. C’est même la première langue qu’on se doit d’apprendre et qu’on apprend. Tout bonnement parce que notre survie individuelle en dépend. Lorsqu’on rencontre quelqu’un de nouveau – surtout dans un nouveau pays – il faut rapidement identifier visuellement si l’autre est hostile ou sympathique. Et après la survie vient l’attraction mutuelle qui dépend également de notre habileté à décoder le langage corporel. L’atti-rance, la répulsion et le désir – quel qu’en soit le degré – sont d’abord visuels. Dès le contact établi, on doit pouvoir déterminer rapidement si l’autre signale un oui ou un non. Sans qu’aucun mot n’ait été échangé jusque-là.

Loin de moi de croire que la publication d’un Dictionnaire des difficultés de la langue française n’est pas une activité louable. Mais je m’interroge s’il ne serait pas parfois plus utile de publier un Dictionnaire des difficultés du langage corporel. Il y a des premières impressions qui peuvent durer longtemps.
 
Prenez, par exemple, la première fois qu’on est venu ici pour s’installer à demeure, la première langue qu’on a parlée a été celle des yeux. Pour dire vrai, tout s’est décidé dans la première demi-heure, comme cent cinquante ans plus tard tout va se déglinguer dans les quinze minutes que vont durer la bataille des plaines d’Abraham.

En 1608, les p’tits Français de Champlain n’étaient pas débarqués de leurs chaloupes que les Amérindiens s’étaient déjà fait à l’idée que les Français étaient effectivement petits. Et inversement, dix ou quinze minutes après avoir mis le pied sur la grève, les Français, eux autres aussi, s’étaient fait une idée des Amérindiens. Deux images visuelles !

Pour les Amérindiens, voir du monde qui jacasse tout le temps et n’arrête pas de fendre l’air en remuant les baguettes leur faisait penser à leur équivalent d’une basse cour. Un enclos où, en l’occurrence, y aurait eu plus de coqs que de poules. Jusse des p’tits coqs ! Si les Amérindiens avaient été des anthropophages, la première idée qui leur serait venue à l’esprit aurait été de faire cuire les p’tits coqs gaulois.

De leur côté, les Français ont été impressionnés par tous ces grands jacks, habillés de peaux de bêtes, qui les envisageaient, en silence, les bras croisés, avec au visage toutes les couleurs qu’eux les Français portaient sur des habits de cour. Venant d’un pays où la coutume était de parler avant de penser, le silence des Amérindiens pour les Français ne pouvait s’expliquer que de deux façons : « On ne dit mot » soit parce qu’on est bête, soit parce qu’on est une eau dormante. Et comme on le sait, il faut se méfier des eaux dormantes. 

La base ultérieure de toutes les relations entre les Français et les Indiens était posée. Avec comme résultat que d’un côté, les Indiens ne se sont jamais assez méfiés des p’tits Français et que les Français, de l’autre, ont trop souvent prêté les plus noirs desseins aux Indiens. Il y a des premières impressions qui ont force de loi.
Avant de passer par la bouche ou par le cœur, le Québec passe par les yeux. Au tournant du siècle, dans l’entre-deux-guerres et immédiatement après la Seconde, en fait jusqu’à il y a une trentaine d’années, tous les immigrants étaient frappés par la même chose en débarquant dans la métropole. Même pour un sourd, ça sautait aux yeux ! Montréal était une ville anglaise ! Tout l’affichage sur les édifices, les murs et les vitrines était rédigé en anglais. 

Le même constat avait frappé un autre immigrant – du Saguenay celui-là – le frère Untel, au début des années soixante. On a trop souvent tendance à oublier qu’il y a toujours autant d’immigrants en provenance du Québec à Montréal que d’immigrants en provenance d’ailleurs dans le monde. 

Des immigrants de souche qui, en mettant le pied dans la métropole, prennent conscience combien ils sont d’abord gaspésiens, bleuets ou jarrets noirs. Bref, à cet égard, il y a moins de Gaspésiens en Gaspésie qu’il y en a à Montréal. Les gens de Paspébiac, par exemple, considèrent que les gens des deux villages d’à côté parlent une langue curieuse avec un drôle d’accent. Des gens tellement différents d’eux que ce sont de vrais étrangers. Une autre race de monde ! Que dire, une autre civilisation ! Et les deux villages concernés leur rendent la pareille au centuple. 

C’est tout aussi vrai pour les Italiens qui ne se sont jamais sentis Italiens de souche en Italie, mais Siciliens, Milanais, Romains ou Florentins. C’est également vrai pour les Français. Un copain provençal me confiait qu’il en avait obtenu le statut pour la première fois au Québec, lorsqu’on l’avait traité de maudit Français ! À sa grande surprise ! En France, on l’avait toujours considéré comme provençal. Une sorte de pitre sympathique à la Fernandel.
La première impression est souvent une source de confusion sur une réalité identitaire fondamentale. Alors que le premier croit avoir affaire à un Italien, pour garder le même exemple, le second est convaincu de traiter avec un Québécois. De fait, l’un est Sicilien et l’autre Gaspésien. Si l’on élargit le spectre à l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique, la complexité prend des proportions exponentielles.

Mais revenons à la deuxième première impression de l’immigration des années cinquante : celle du travail. Les immigrants n’ont pas encore ouvert la bouche. Les premiers autochtones qu’ils remarquent parlent fort et déplacent beaucoup d’air. Naturellement, ils sont portés à croire que ce sont des hommes importants, jusqu’à ce qu’ils repèrent, dans le cours de la première semaine, un autre homme, en chemise, veston, cravate, qui ne remue pas autant d’air. Il parle sans élever la voix dans une autre musique que celle des premiers. C’est lui le boss. Sauf que lui, on l’écoute et il ne semble pas parler pour rien. 

Ces deux premières impressions « visuelles » ont décidé pendant des lustres de l’intégration des communautés immigrantes à la communauté anglophone montréalaise et non, comme on a aimé le croire, le fait que la langue française était difficile à apprendre.  

Maintenant, depuis près d’une quarantaine d’années, pour les immigrants qui débarquent à Montréal, la première impression visuelle est différente. D’abord dans la rue (c’est pourquoi l’affichage en français n’est pas un caprice) et ensuite au travail. La réalité a changé. Mais ce qui me semble ne pas voir changé aussi rapidement, c’est « notre » première impression des immigrants.  Tellement habitués à « spotter » ceux et celles qui allaient potentiellement devenir anglophones, nous avons négligé de comptabiliser tous ceux, de plus en plus nombreux, qui s’initiaient au Québec en parlant notre langue avec notre accent.

Pourquoi s’obstiner à parler français contre vents et marées ? En fonction d’un attachement atavique à une identité française d’origine qui, à l’époque de notre arrivée, n’existait  pas comme telle dans le vieux pays, en dehors de l’Île de France et de quelques provinces, dont la Champagne ? Veni, vidi… et devant la vastitude du territoire, nous en avons d’abord perdu nos mots ! Ou plutôt nous avons dû les refondre et les élargir à la dimension d’un nouveau continent, en attribuant une fonction inédite à la langue française : celle de définir et d’habiter l’Amérique du Nord. Bref, l’ensauvager.

Pour se payser comme on disait, il n’a pas suffi pas de découvrir le pays, de l’arpenter, de le défricher et de le peupler, on a dû l’imaginer et le rêver, non pas comme des Français, mais en français. Un rêve, d’ailleurs, fortement métissé au grand rêve indien.

Dans la chronique de son voyage au Canada en 1749, le fin observateur qu’est le botaniste suédois Pehr Kalm en témoigne : « Chose curieuse ! Tandis que beaucoup de nations imitent les coutumes françaises, je remarque qu’ici ce sont les Français qui, à maints égards, suivent les coutumes des Indiens, avec lesquels ils ont des rapports journaliers. Ils fument, dans des pipes indiennes, un tabac préparé à l’indienne, se chaussent à l’indienne, et portent des jarretières et des ceintures comme les Indiens… »

En 1837, la cause patriote s’était dotée d’un drapeau républicain que le Québec remplacera par un fleurdelisé monarchiste en 1948. La Crise d’octobre 1970 a ramené à l’avant-scène le portrait qu’a fait Henri Julien du patriote qu’on reconnaît à sa tuque, sa pipe, son fusil et ses mocassins. Un élément majeur de son costume passe inaperçu : la ceinture fléchée. 

 Depuis le début de la colonie, la ceinture de « toutes les couleurs mélangées avec un goût sauvage », pour citer Benjamin Sulte, a été un gage de bonne foi et une monnaie d’échange prisée dans le monde des coureurs de bois et de la traite des fourrures. C’est une création commune des anciens Canadiens ayant fort probablement  emprunté aux Hurons ou aux Iroquois la connaissance du tressage élémentaire comportant 7, 9 ou 11 brins.

En Amérique du Nord, à côté du rêve Indien, du rêve Mexicain et du rêve Américain, le rêve Québécois, digne rejeton du rêve Canayen,
est tissé dans l’étoffe de cette ceinture tressée de brins de couleurs métissées dans laquelle il s’enroule.