James Joyce et un filet d’eau qui coule du robinet

Le portulan de la vie d’artiste

2018/02/23

À chacun sa madeleine, la mienne est parfois olfactive. Ces dernières années, les foyers ont repris du service dans les maisons montréalaises. L’hiver, lorsque le ciel est bas et le smog intense, l’odeur de boucane qui flotte dans l’air me ramène aux poêles à bois et à charbon de mon enfance. Le feu couvert dans les tortues et les cuisinières s’ajoutait à celui des âtres ouverts des maisons de riches. Le froid avait une odeur de brûlé et de suie. 

L’image qui s’enchaîne immédiatement dans mon esprit est combien les appartements étaient sombres avec leurs plinthes, leurs moulures et leurs cadres de porte teints dans une palette de bruns foncés. Dans notre appartement de la rue Fabre, les trois-quarts des murs du corridor qui traversait la maison étaient tapissés de burlape embossé, dans des tons de camouflage kaki. 

Au sortir des grands froids, mon père aimait accueillir le printemps en chaulant les plafonds et le haut des murs. Ses amis pompiers, qui arrondissaient leurs fins de mois en exécutant des contrats de peinture, lui prêtaient main forte au blanchissois. À trois ou quatre dans un quatre et demi, c’était une joyeuse rigolade.

Ma mère aimait dire, qu’en plus de nous protéger de la vermine, ce blanchiment chassait les mauvaises pensées. Elle m’avait expliqué un jour que les « bonnes », c’était comme de l’eau bouillante, ça s’évaporait et que les « mauvaises » collent dans la poêle en faisant de la fumée qui tache. Surtout l’hiver quand on ne peut pas ouvrir les fenêtres pour aérer. Ainsi étendu les yeux ouverts sur mon divan dans la salle à dîner qui jouxtait la cuisine, je profitais alors d’un ciel de lit immaculé pour quelques mois. 

Au même moment, la peinture québécoise tournait le dos à L'heure mauve d’Osias Leduc, la dernière heure du jour, «  ce moment de transition au crépuscule qui efface toutes les formes et les couleurs pour les plonger dans la nuit ». Dans la foulée de Paul-Émile Borduas, son ancien disciple, les automatistes affranchissaient les couleurs à larges traits sur leurs toiles. Quelle belle façon d’amorcer une sortie du trompe-l’œil de la Grande pénombre que d’en tracer la voie au gré d’une suite non programmée d’explosions polychromes. C’est ce qui donne encore aujourd’hui tout son sens au Refus global qui était d’abord et avant tout un appel à la liberté. Mais, ce sont les œuvres des automatistes et de leurs héritiers qui en ont marqué le libre exercice. 

À première vue, je n’ai vraiment rien en commun avec Virginia Woolf qui était tout sauf une femme terre à terre. Je me souviens d’avoir demandé à une bonne amie pourquoi les Anglaises étaient si compliquées ? La question l’a amusée, d’autant qu’elle était écossaise par son père et très britannique par sa mère. 
Sa réponse a été de me demander à son tour si j’avais lu dans ma première jeunesse, Wind in the Willows de Kenneth Grahame, Winnie the Pooh de A.A. Milne, A Book of Nonsense d’Edward Lear ou Alice’s adventure in Wonderland ? de Lewis Carroll ? À condition d’allonger  mon enfance jusqu’à vingt ans,  je n’aurais pu répondre positivement que pour Lewis Carroll. 

« Est-ce que j’ai perdu la boule ? » s’inquiète Alice au Pays des merveilles. « J’ai bien peur que oui, lui répond une voix, mais rassure-toi, les meilleurs d’entre nous l’ont également perdue depuis longtemps ». Edward Lear peut en donner la preuve : « Il était une  fois un vieil homme avec une barbe de patriarche… J’ai bien peur, disait-il, que deux hiboux, une poule, une alouette et un roitelet y ont construit leurs nids ». 

« Beaucoup de gens parlent aux animaux, enchaîne A. A. Milne, mais peu les écoutent. C’est là tout le problème ! » Son héros Winnie l’Ourson se vante de ne rien faire. Comment y  parvient-il ? «  Si je m’apprête à franchir le seuil de la porte quand la question Qu’est-ce que tu vas faire ? m’est posée, je réponds simplement : Oh rien ! Et je sors pour le faire ! »  Pour Kenneth Grahame, les règles de l’étiquette animalière se doivent d’interdire aux animaux tout effort physique ou héroïque pendant la saison creuse qu’est l’hiver. Ses héros, Rat, Taupe et Blaireau couleraient des jours heureux devant un feu de cheminée, si ce n’était de la sotte vanité de leur hôte, le baron voyou Têtard Crapeau, auquel ils doivent faire entendre raison.

Le monde imaginaire de l’enfance fait toute la différence. Mon amie n’avait pas tort. À l’école du nonsense qui favorise la délinquance et revendique le droit à la singularité, on est effectivement loin des fables philosophiques et morales de Jean de La Fontaine.

Pour faire œuvre de fiction, on se doit d’avoir une chambre à soi dans la maison. Une pièce autre que la chambre à coucher, la salle à manger, la cuisine, le salon ou le boudoir. Un atelier en somme. C’est mon lien avec Virginia Woolf. 

Toute mon enfance, j’ai l’impression d’avoir été de passage dans l’appartement de mes parents. Pensionnaire l’hiver et à l’été dans un chalet pour les vacances. Mon seul point d’ancrage était la petite bibliothèque que ma mère m’avait encouragé à constituer. J’aurais vraiment pu dire que ma maison d’élection était un livre, ce qui me donnait la possibilité de changer constamment de maison. 

La passion de la lecture venait de ma mère, de ses sœurs et d’Amanda Cloutier, ma grand-mère maternelle. Dans son appartement, j’étais fasciné par un meuble : une bibliothèque avec une vitre bombée qui contenait une importante sélection de ces petits bouquins de poche de la célèbre collection Nelson à couverture de toile blanche qu’on a trouvés pendant longtemps dans les librairies d’occasion. 

J’ai emménagé dans mon premier atelier sur la rue Vitré ouest, où Jacques Hurtubise et Bob Venor avaient déjà élu résidence. Les artistes étaient des sourciers imparables pour dégotter des appartements dépareillés ou des locaux commerciaux désaffectés dans des quartiers déchus. Dans l’appartement, tous les murs étaient peints en blanc, ce qui était le signe que des artistes avaient déjà investi le local. Le latex, qui séchait rapidement, permettait alors de transformer les lieux en une page blanche, une extension de la toile ou du papier à dessin ou à écrire. 

Le loyer était dérisoire, pour une bonne raison, les maisons étaient condamnées à être détruites pour permettre un nouvel aménagement de la Gare centrale. Je n’ai eu le plaisir de l’habiter que le temps d’un été puisque nous avons reçu l’avis de démolition pour l’automne. 

Mon deuxième atelier était situé dans une ruelle de la rue Garnier. Je l’ai repris de Jean-Pierre Beaudin, pionnier de la sérigraphie d’artistes à la fin des années cinquante (Roland Giguère, Albert Dumouchel), d’affichiste (celles de Normand Hudon pour le TNM) et photographe. C’est à ce titre qu’il avait utilisé le local pour développer des photos murales abstraites pour une exposition qui a fait date.

C’était une shèdde, à deux étages, sommairement aménagée. Dans mon souvenir, je l’associe à deux choses : un filet d’eau qui coule dans un évier et James Joyce.  Le premier fait partie de l’étiquette d’un locataire montréalais : celle de laisser couler ledit filet en hiver pour empêcher les tuyaux de geler. À cet égard, le filet respectait sa fonction, mais après avoir rempli l’évier jusqu’au robinet, il arrivait à la glace de figer sa chute jusqu’au plancher.  

Heureusement, au deuxième étage, avec une chaufferette, c’était vivable. C’est là que je me suis attaqué à la monumentale biographie James Joyce (1959) par Richard Ellmann, avec une connaissance de l’anglais moins développée qu’aujourd’hui. En relisant mes notes de lecteur, je me rends compte que ce fut une rencontre fondatrice. J’avais oublié que je n’ai rien oublié.

Avec Joyce, peu importe le sujet d’une conversation, rapporte Ellman, il finissait toujours par parler de son livre.  Un de ses amis raconte qu’à leur deuxième rencontre, Joyce lui annonce qu’il écrit un livre basé sur l’Odyssée, qui porte en fait sur 18 heures dans la vie d’un homme contemporain, Leopold Bloom. Et de but en blanc, il lui pose une question. Connaissez-vous un personnage présenté complètement par un écrivain ? Sans trop réfléchir, la réponse fuse : le Christ ! Joyce s’objecte. C’était un célibataire qui n’a jamais vécu avec une femme. L’expérience la plus difficile pour un homme. 

L’autre se prend au jeu. Que faîtes-vous de Faust ou d’Hamlet ? Faust ? reprend Joyce. Loin d’être un homme complet, ce n’est même pas un homme. Est-il vieux ou jeune ? Où habite-t-il ? Quelle est sa famille ? On n’en sait rien. Et il ne peut jamais être seul parce qu’il y a toujours ce Méphistophéles qui lui pend au cou ou aux basques. On le voit beaucoup. Mais c’est tout. 

L’autre poursuit son raisonnement. Votre homme complet en littérature, je présume que c’est Ulysse. Absolument, répond Joyce. Le Faust sans âge n’est pas un homme. Quant au Hamlet que vous avez mentionné, c’est un être humain, mais c’est uniquement un fils. Ulysse est le fils de Laerte, le père de Télémaque, le mari de Pénélope, l’amant de Calypso, le compagnon d’armes des guerriers grecs à Troie et le roi d’Ithaque. Lorsque les Grecs voulaient lever le siège, il a insisté pour le maintenir jusqu’à ce que la ville tombe. Et après son histoire ne s’arrête pas là. Elle débute avec le départ des autres héros grecs vers la paix d’une nouvelle vie. 

Au fond, vous voulez dire complet dans le sens que  lui donne un sculpteur qui crée une figure en trois dimensions et non dans le sens d’un idéal. Tous les corps humains sont imparfaits, limités en quelque sorte comme les êtres humains. Maintenant, votre Ulysse...

Il est les  deux… conclut Joyce. Je le vois sous tous ses aspects en tournant autour de lui un peu comme la figure d’un sculpteur. Mais en plus d’être un homme complet, c’est un homme bon. 

Tout jeune, lors d’une rencontre avec un des leaders du mouvement intellectuel irlandais, George William Russell, qu’il avait traité de haut comme tous ses aînés, ce dernier lui avait dit : « Tu n’as pas assez de chaos en toi pour créer  un monde ».

À la fin de sa vie, Joyce avait relevé le défi en créant une œuvre dont le crédo de base est  que « l’ordinaire est l’extraordinaire ». Il faut savoir qu’en Irlande, l’extraordinaire en littérature s’exprimait dans l’anglais de Shakespeare et non dans l’anglais vernaculaire de Dublin. Au moment où il envisage la possibilité de devenir aveugle d’un œil, il répond en français à l’inquiétude de son ami Louis Gillet, un historien d’art. « Ce que m’apportent les yeux n’est rien. J’ai cent mondes à créer, je n’en perds qu’un ».