Le sept mai dernier, le géant étatsunien de l’aluminium Alcoa annonçait une offre d’achat hostile pour acquérir le géant canadien Alcan. On dit «hostile» parce l’offre est faite sans consultation avec le conseil d’administration d’Alcan. Le 22 mai, la direction d’Alcan rejetait l’offre, visant à faire grimper le prix de la vente et reportant la transaction.
Cette acquisition possible inquiète sérieusement les travailleurs de l’aluminium. Pour Alain Proulx, représentant des TCA-Québec au Saguenay-Lac-Saint-Jean, cette transaction réduirait le nombre d’emplois et nuirait sérieusement au développement de la transformation de l’aluminium au Québec.
Les privilèges d'Alcan au Québec
Proulx explique que le gouvernement accorde d’importants privilèges à Alcan. Le gouvernement Charest a signé une entente avec l’entreprise le 13 décembre dernier. Alcan conserve son barrage de la Péribonka jusqu’en 2058, ce qui représente 2000 mégawatts à moins d’un sou le kilowattheure. À titre de comparaison, nous payons environs 6,5 ¢/kWh avant taxes.
Alcan obtient également deux blocs d’énergie totalisant 560 MW à 4 ¢/kWh et un prêt sans intérêt de 400 millions $ du gouvernement du Québec pour sa future usine d’Alma.
Le syndicaliste s’indigne des faibles garanties obtenues en échange de tous ces avantages : «Il n’y a rien pour la deuxième ou troisième transformation et l’exigence du maintien du niveau d’emplois est très vague.»
Le secteur primaire pour Montréal, les emplois pour Pittsburgh
Le gouvernement a demandé que le siège social d’Alcan demeure au Québec, mais déjà Alcoa propose deux sièges sociaux : Montréal s’occuperait du secteur primaire et les autres secteurs de transformation, davantage créateurs d’emplois, iraient à Pittsburgh aux États-Unis. Le gouvernement semble déjà accepter cette proposition.
Proulx déplore la situation : «Alcoa profitera des avantages consentis à Alcan en essayant de miner les rares conditions de l’entente.» Avec les importants développements technologiques, le secteur primaire a besoin de moins de main-d’œuvre pour produire davantage : «Ça prend deux fois moins de travailleurs qu’il y a vingt ans pour produire deux fois plus».
Ceci a pour résultat qu’au total, Alcan embauche 35 % moins d’employés aujourd’hui qu’au milieu des années 1980. Il est donc essentiel d’attirer des emplois dans la deuxième et troisième transformation, comme pour les pièces d’automobiles ou d’avions.
Les alumineries préfèrent installer ce genre d’usines à proximité des marchés pour diminuer les coûts de transport, d’où la difficulté de négocier leur implantation au Québec. «C’est la même situation que l’industrie forestière. La transformation et la mise en valeur sont faites à l’extérieur du Québec. Ça revient à exporter nos “ jobs ”.»
Alain Proulx rappelle qu’avant l’arrivée de Charest au pouvoir, les négociations allaient bon train entre l’État et les alumineries : «En échange d’un bloc de 500 MW à 4 ¢/kWh et d’un prêt sans intérêt de 260 millions $ pour l’aluminerie Alouette, dont 40 % des actions sont détenues par Alcan, le gouvernement Landry a obtenu mille emplois en 2e et 3e transformation au Québec. Avec l’entente de Charest et la vente d’Alcan à Alcoa, il sera extrêmement difficile d’obtenir à nouveau de telles retombées.»
Le comité ne consulte pas les travailleurs
Le gouvernement fédéral doit autoriser la vente d’Alcan, mais Alain Proulx déplore que le comité étudiant la question ne consulte pas les différentes parties concernées, comme les travailleurs, les PME ou les municipalités : «Il faudrait au moins pouvoir leur expliquer notre point de vue !»
Alain Proulx prédit d’importantes pertes d’emplois si la transaction se conclut. «Il y a quelques années, Alcan a acheté l’aluminerie française Péchiney. Suite à cette transaction, les Européens ont perdu 5000 emplois.»
Le syndicaliste s’inquiète également pour les PME de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui sont des sous-traitantes d’Alcan : «Elles sont en compétition les unes avec les autres, mais elles seront désormais en compétition avec les PME étatsuniennes sous-traitantes pour Alcoa.»
Grâce aux diminutions d’effectifs et à la concurrence accrue entre les PME, Alcoa annonce que la transaction générerait des économies de plus d’un milliard $ par année, profitant directement aux actionnaires. Pour Proulx : «Chaque emploi perdu, que ce soit au Québec, aux États-Unis ou en Europe, signifie qu’une famille de plus vivra dans la précarité avec moins de ressources.»
Le président de la Caisse de Dépôts du Québec, Henri-Paul Rousseau, se réjouit de la possible transaction puisque la Caisse détient des actions d’Alcan et que ça fait grimper leur valeur. Cette déclaration fait bondir Alain Proulx : «Il a manqué une belle occasion de se la fermer. Il devrait arrêter de s’intéresser uniquement à ses actions et prendre davantage en considération le développement économique du Québec.»
Alcan ne peut pas acquérir Alcoa
Certains journalistes avancent l’idée qu’Alcan pourrait plutôt acquérir Alcoa. Les spécialistes Yvan Dallaire des HEC et Mihaela Firsirotu de l’UQÀM réfutent cette idée, même si Alcan en a les moyens. Alcan ne peut pas faire une offre hostile pour acheter Alcoa. C’est que, bien que les États-Unis se présentent comme étant très ouverts à la mondialisation et à la libéralisation de l’économie, dans les faits, ils sont très protectionnistes et cherchent à protéger leurs industries stratégiques.
Les universitaires expliquent que les opérations hostiles dans les années 1980 et 1990 aux États-Unis ont entraîné d’importantes pertes d’emplois et des chambardements industriels. Ceci a eu pour résultat que 31 États américains ont adopté des lois pour restreindre ce genre de transactions. Ils affirment que c’est en Pennsylvanie que cette loi est la plus contraignante, là justement où se trouve le siège social d’Alcoa.
En Pennsylvanie, le conseil d’administration peut rejeter une offre alléchante s’il juge qu’elle va à l’encontre des intérêts des travailleurs, fournisseurs, clients, de la société ambiante ou encore du développement à long terme de l’entreprise. Le CA est aussi à l’abri de toute poursuite judiciaire pour refus d’une offre.
Lors d’une offre hostile, les actions détenues par l’acheteur n’ont pas droit de vote pour accepter ou refuser la transaction. Enfin, Dallaire et Firsirotu expliquent que si le conseil d’administration le désire, l’acquéreur ne peut faire de réarrangement entre les deux entreprises pour cinq ans, ce qui élimine les bénéfices issus de la fusion.
Il est choquant de constater l’asymétrie entre nos lois et celles de nos voisins du Sud. Nos dirigeants politiques acceptent de laisser aller nos industries stratégiques au détriment du développement de notre économie et des emplois, sous prétexte d’une fausse libéralisation de l’économie où l’État ne doit pas intervenir.
Pendant ce temps, les États-Unis ne sont pas dupes du nationalisme économique des autres pays comme le Japon et la Russie et confèrent une place centrale à l’intervention de l’État dans l’économie, visant à protéger leurs industries.
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