Les médias racontent les grands épisodes de la carrière financière du magnat de la presse Conrad Black, mais sont beaucoup plus discrets sur ses interventions au plan politique. Qui sait que Conrad Black est l’homme qui a mis Brian Mulroney au pouvoir ? Qu’il a été l’adversaire déclaré de Paul Desmarais ?
Petit retour sur Black, le Québec et la politique canadienne à partir d’un extrait de L’autre histoire de l’indépendance (Éditions Trois-Pistoles) de Pierre Dubuc paru en 2003.
Conrad Black au pouvoir
Le 4 septembre 1984, le Parti progressiste-conservateur de Brian Mulroney est porté au pouvoir avec l’appui de René Lévesque et du Parti québécois. Il défait le Parti libéral dirigé par John Turner, lequel avait devancé Jean Chrétien lors de la course à la chefferie décrétée pour remplacer Pierre Elliott Trudeau. La défaite de Chrétien est une rebuffade pour Paul Desmarais.
Les liens entre Desmarais et Chrétien sont bien connus. Le fils de Desmarais a épousé la fille de Jean Chrétien et l’organisateur de la campagne de Chrétien est nul autre que John Rae, vice-président de Power Corporation (et frère de Bob Rae, le futur premier ministre de l’Ontario).
La défaite est d’autant plus amère pour Desmarais que John Turner est un de ceux qui ont mené la charge contre sa tentative de prise de contrôle du Canadien Pacific. John Turner a été ministre de la Justice sous le gouvernement Trudeau, mais a quitté la politique en 1975 pour siéger aux conseils d’administration de certaines des plus importantes corporations établies au Canada. En plus du Canadien Pacific, mentionnons MacMillan Bloedel, Seagram Co., Crédit Foncier, Holt Renfrew, Sandoz, Canadian Investment Fund Inc, et Bechtel Corporation.
John Turner est un ami intime et un des principaux conseillers juridiques du financier Conrad Black, qui a pris le contrôle de Argus Corporation après la tentative infructueuse de Paul Desmarais en 1975. La femme de Turner est une filleule du père de Conrad Black et Turner siège, aux côtés de Black, sur le conseil d’administration de Massey-Ferguson.
Black ne pouvait pas perdre
À l’élection fédérale de 1984, John Turner est le candidat de Conrad Black. Mais son adversaire, Brian Mulroney, est aussi un poulain de Black. Avant son entrée en politique, Mulroney était président de l’Iron Ore, une filiale de Hollinger Mines, propriété de Conrad Black. Il était donc un employé de Black. Mulroney siège également sur plusieurs des corporations de Black et le côtoie sur le conseil d’administration de la Banque canadienne impériale de Commerce.
Conrad Black a ses entrées auprès de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. Il s’est d’ailleurs porté acquéreur du Telegraph de Londres pour soutenir les politiques de la Dame de fer. Il est partisan de la Guerre des étoiles de Reagan et prône l’intégration économique et politique du Canada aux États-Unis. Black déclare que la frontière entre les deux pays n’est pour lui qu’un « accident géographique ».
De la monumentale biographie qu’il a consacré à Maurice Duplessis, il a tiré la leçon que le Parti progressiste-conservateur ne peut prendre le pouvoir qu’avec l’appui des nationalistes québécois et, de préférence, avec un chef originaire du Québec. En 1976, une première tentative, infructueuse, est faite en ce sens alors que Black parraine la candidature de Claude Wagner - l’ancien ministre libéral de Jean Lesage - dans la course à la chefferie qui se termine par la victoire de Joe Clark. Quelques années plus tard, Black prend une douce revanche avec Mulroney.
À l’élection de 1984, Conrad Black ne peut pas perdre. John Turner et Brian Mulroney sont deux poulains de son écurie et ils défendent essentiellement le même programme politique : privatisations, déréglementation et intégration économiques aux États-Unis. Mais une victoire des conservateurs est préférable pour Black, car John Turner aurait inévitablement dû faire face aux trudeauistes.
Un gouvernement Black
Le gouvernement Mulroney, nouvellement élu, est véritablement un gouvernement Conrad Black. Au sein du premier cabinet Mulroney, on retrouve aux postes clefs d’autres anciens employés de Conrad Black, dont Michael Wilson, le ministre des Finances, et Barbara McDougall, la ministre d’État aux Finances. Les deux étaient des employés de la firme Dominion Securities, qui appartient à Black.
Sous l’administration de Brian Mulroney, le Canada entreprend un tournant majeur de son histoire en signant un traité de libre-échange avec les États-Unis. La classe dominante au Canada abandonne la National Policy et ses tarifs douaniers qui avait présidé à la naissance du pays, met de côté ses velléités d’indépendance à l’égard de son voisin du sud et prône désormais l’intégration dans un bloc économique nord-américain - d’abord avec les États-Unis, puis avec l’ajout du Mexique dans le cadre de l’ALENA – pour concurrencer le Marché commun européen.
Lorsque Jean Chrétien revient au pouvoir en 1993 avec la promesse de « renégocier l’entente de libre-échange », il sera soumis à de telles pressions de la part des États-Unis et de la classe d’affaires canadienne qu’il devra rapidement renoncer à sa promesse.
La solution « Black » à la question nationale québécoise
Conrad Black a aussi comme objectif de trouver une « solution » à la question québécoise et Brian Mulroney dans son célèbre discours de Sept-Iles promet de réintégrer le Québec dans « l’honneur et l’enthousiasme » au sein du Canada. La façon dont Black envisage les relations entre les hommes d’affaires du Canada anglais et du Québec nous donne une bonne idée de ce que sera éventuellement leur transposition au plan politique et constitutionnel.
Dans une entrevue accordée à la revue L’Analyste en juillet 1984, Conrad Black explique qu’il a conçu l’idée « d’unir les secteurs privé et public et d’intégrer de plus en plus les institutions québécoises et de l’État du Québec dans l’économie de tout le pays ». C’est dans cette perspective qu’il avait lui-même vendu à Provigo ses magasins Dominion au Québec.
Il cite également en exemple la manière dont il s’est associé à la Caisse de Dépôt pour assurer le contrôle de la Noranda par Brascan. Mais Black trace les limites de l’influence qu’il concède à la Caisse. « S’il s’agit, déclare-t-il à L’Analyste, pour la Caisse de se placer en position d’exercer une certaine influence dans une compagnie, je suis d’accord; s’il s’agit pour la Caisse d’être en position dominante dans une compagnie telle le Canadien Pacific, alors je suis entièrement contre. »
Ces restrictions s’appliquent également aux ambitions éventuelles des hommes d’affaires québécois. « Les industriels sérieux du Canada anglais reconnaissent que c’est essentiel pour la survie du système fédéral – même très renouvelé – que les Québécois francophones participent comme égaux. Michel Bélanger, Laurent Beaudoin, Jean De Grandpré et bien d’autres sont très bien reçus », déclare Black dans un premier temps avant d’enchaîner avec sa conception de « l’égalité ».
La méfiance à l’égard des hommes d’affaires québécois au Canada viendrait, affirme-t-il, « de la tentative néfaste de Paul Desmarais de se porter acquéreur de Argus Corporation ». Mais, bien entendu, la prise de contrôle de Argus Corporation par Black n’avait, elle, rien de « néfaste ». De façon très claire, Black demande aux hommes d’affaires québécois de rester à la place que Black et la communauté d’affaires canadienne-anglaise leur a assignée.
C’est un statut similaire qu’envisage pour le Québec celui qui avait applaudi à la Loi de Mesures de guerre de Trudeau en 1970 et avait quitté le Québec en claquant la porte lors de l’adoption par le gouvernement de Robert Bourassa de la loi 22 qui reconnaissant le français comme langue officielle du Québec. Ce statut que Black est prêt à consentir au Québec, c’est celui de la « société distincte » tel qu’inscrit dans l’entente du Lac Meech conclue, sous réserve de ratification ultérieure, entre les dix provinces et le gouvernement Mulroney en 1987.
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