Les Beatles ne seront pas les Beetles

2007/09/05 | Par Michel Lapierre

En 1966, avant de dire oui à Jack Kerouac, père malgré lui de la révolution sexuelle et des hippies, qui, à quarante-quatre ans, la demandait en mariage, Stella Sampas se regarda dans la glace pour se redire : « Je ne suis pas une beauté… Jack mérite beaucoup mieux. » La vieille fille de quarante-sept ans avouait même à Sterling Lord, l’agent littéraire de l’auteur d’On the Road : « La mescaline ? Je ne sais pas ce que c’est. » Mais Stella, la Grecque de Lowell (Massachusetts), accepta de devenir la troisième femme de Kerouac, qui, ayant du mal à joindre les deux bouts, voyait en cette amie de toujours une providence et lui disait : « Je t’aime comme ma sœur. »

L’ange de la route, qui, au sommet de sa gloire, s’était vanté de coucher avec trois filles en même temps, avait besoin de cette étoile pour veiller sur sa mère paralysée, sur lui-même et sur ses chats. Le Canuck, pourra, dès lors, quitter son Lowell natal avec les siens, monter, avec Joe Chaput, dans la station-wagon Lincoln-Mercury du bonhomme Doucette, téter l’une après l’autre ses bouteilles de Johnny Walker Red Label Scotch, jouer de l’harmonica et se laisser conduire en Floride pour ne plus jamais en revenir.

L’influence occulte de Sebastian Sampas

C’est une des belles et des tristes histoires qu’Ann Charters a reconstituées depuis peu, en publiant et en commentant les Selected Letters, 1957-1969, de Kerouac. De son côté, Gallimard vient tout juste de publier, en français, les Lettres choisies (1940-1956), que la brillante exégète avait éditées en 1995. La volumineuse correspondance du fondateur ingénu de la contre-culture nous révèle, en particulier, la profondeur de l’influence occulte de Sebastian Sampas, c’est-à-dire de Sam, le frère de Stella, le jeune poète léniniste de Lowell, mortellement blessé sur la plage d’Anzio, lors du débarquement des Alliés en 1944.

Issu, comme Kerouac, des vagues d’immigrants qui renouvelèrent sans cesse une main-d’œuvre le plus souvent docile et obnubilée par la puissance inépuisable du capitalisme américain, Sam Sampas, encore adolescent, se singularise à Lowell, première ville industrielle d’envergure de l’histoire du Nouveau Monde. Il forme avec ses amis le cercle des Jeunes Prométhéens, où l’on discute de politique, de philosophie et de littérature, où l’on est progressiste et idéaliste, un peu à la manière de John Reed, ce fils de la bourgeoisie de l’Oregon, diplômé de Harvard, qui acclama la révolution d’Octobre, dans son célèbre récit Dix Jours qui ébranlèrent le monde. Kerouac fréquente ce groupe de Grecs et d’Irlandais, se séparant du milieu canadien-français, où régnait l’obscurantisme issu de la blessure coloniale québécoise. Ses parents, Alcide-Léon Kirouack et Gabrielle Lévesque, originaires du Bas-Saint-Laurent, s’étaient déjà démarqués en encourageant leur fils à faire des études poussées.

À cause de Kerouac, les Beatles ne seront pas les Beetles

C’est Sam qui révèle à Jack l’américanisme naïf de William Saroyan et la désillusion de Spengler sur l’avenir de l’Occident, deux visions contradictoires qui nous éclairent sur la révolte complètement apolitique de Kerouac, cette révolte sans objet doublée d’un amour sans raison, ce triomphe de l’instinct qui confine au délire.

Sampas souhaite que le futur écrivain en fasse la synthèse. Kerouac ne répondra pas à ce vœu, mais poussera les deux visions jusqu’aux limites de l’hallucination, avant de cracher le sang de ses entrailles, le 21 octobre 1969, à Saint Petersburg, au bord du golfe du Mexique.

Au volontarisme des Jeunes Prométhéens, il opposera, sans même le vouloir, l’étrange beauté de l’homme battu, de l’homme bienheureux; et la Beat Generation sortira tout entière de son cerveau, pour le meilleur et pour le pire. Kerouac fera la conquête du monde sans qu’on sache très bien qui il est. À cause de lui, les Beatles ne seront pas les Beetles, comme il se plaira à le remarquer.

Sam, c’est la clé grecque de l’œuvre de Jack le Québécois. Fort de la tradition orthodoxe, en particulier de la mystique byzantine, le Grec rappelle au Canuck qu’il est trop occidental pour comprendre Dostoïevski, c’est-à-dire trop individualiste pour saisir la profondeur de l’âme collective.

Pour Sam, le monde n’est pas seulement beau et envoûtant; il a un sens. Avant de mourir à vingt ans, Sampas met Kerouac en garde contre l’esthétisme et l’idolâtrie. On finit toujours par se heurter à ses idoles, lui dit-il. Thomas Wolfe, le romancier idolâtre, dont Jack se réclame, n’est pas nécessairement le modèle à suivre. « Wolfe était en conflit avec le monde… Ne choisis pas, quelle que soit la voie la plus facile. », écrit Sam à Jack, le 15 mars 1943. Il lui adresse ce poème qu’il vient de composer :

Camarade

Maudites soient les étoiles

balayées par le vent

Et que la nuit soit une

comme le tonnerre

Tu as ta part

de blessures

Camarade ! Nous ne succomberons pas

Plus important que Cassady et Ginsberg

 Ann Charters a l’intelligence de souligner l’importance de ces vers en en faisant l’épigraphe des Lettres choisies (1940-1956), livre qu’elle dédie, à bon droit, à la mémoire de Sebastian Sampas.

J’ose penser que ce poète inconnu est plus important dans la vie de Kerouac que Neal Cassady et Allen Ginsberg. Certes, ces deux grands amis du vagabond solitaire ont confirmé l’écrivain dans sa résolution de retrouver par la cadence de la prose la liberté perdue de l’Amérique, mais ils ont laissé l’homme devenir sa propre proie.

Kerouac a été le premier à définir l’écrivain américain comme un héros. On the Road, où l’on sent les respirations de Cassady et de Ginsberg entremêlées à celle de l’auteur, est, encore plus que le chant des grands espaces, l’épopée de la révolution de l’écriture.

Kerouac a décrit les choses les plus banales comme si l’être humain les voyait pour la première fois. Hymne à la vitesse et à l’instant présent, On the Road est aussi le poème dramatique de la monotonie de l’éternité.

Selon Kerouac, nul ne surpasse l’écrivain américain. « Parce qu’il a sa propre poésie, personne ne peut la lui ravir; et sa poésie est la plus grande du monde parce qu’il n’y aurait pas pu y avoir un Whitman en Europe, et que le Whitman d’Afrique est encore à venir. »

Le Bouddha s’appelle Sebastian

Mais cet homme qui exalte tant la vocation littéraire des États-Unis, l’Extrême-Occident, fut un marin avant d’être un routard. Pour lui, les grands espaces, c’est d’abord l’océan.

Kerouac était destiné à découvrir l’Orient, ou plutôt à le redécouvrir; car l’Orient, pour lui, signifie le Bouddha, et le Bouddha s’appelle Sebastian Sampas. Sam « était né en ce monde pour pleurer et savoir (instinctivement, intuitivement) tout ce que les grands sages d’autrefois ont offert et préservé pour le salut de toutes les créatures vivantes », écrit-il à Stella, en 1955.

Voilà Kerouac prêt, selon le vœu de Sam, à concilier Saroyan et Spengler, à faire la synthèse de l’Amérique triomphante et de l’univers vaincu. Et c’est ainsi que la mer et la route ramènent le Canuck à Lowell, la ville des Sampas, le Lowell des prolétaires, le Lowell des immigrants, « le doux Lowell », précise-t-il à Stella.

Lowell rappelle à Kerouac qu’il se sent « un exilé nord-américain en Amérique du Nord ». Son frère Gérard, l’ami des anges, mort dans cette « sombre » ville, à l’âge de neuf ans, a marqué à jamais son existence. « Gérard était mort, et cela ne voulait dire qu’une chose : il était parti au Canada. » Pas le Canada des Anglais, le Canada des Canadiens. « Canuck Canada », c’est le nom que Kerouac donne au Québec. « Le Canada était, pour moi, le sein de Dieu. »

Le retour intérieur à Lowell

Le récit d’enfance Visions of Gerard, écrit en 1956 et publié en 1963, marque, pour l’écrivain, le retour intérieur à Lowell et l’apparition de l’autocritique.

En 1962, Kerouac, éreinté par presque tous les critiques américains, veut rompre avec l’écriture spontanée, qui caractérise son œuvre, pour en arriver à un art maîtrisé qui puisse mieux exprimer son être intime. Il formera de nouveau ce projet, trois ans avant sa mort, mais ce sera toujours en vain.

« Toute ma connaissance me vient de mon identité canadienne-française, et de nulle part ailleurs », disait-il; mais le désespoir, l’alcool et la drogue refouleront cette connaissance vers l’abîme.

Amer, le père incompris et occulté de la contre-culture désavouera sa postérité, en ne voyant dans les bouleversements des années soixante que les manifestations d’une barbarie sans fin, qui nie jusqu’à l’existence de l’acte d’écrire.

Ann Charters sait que ce désaveu n’est pas la réaction aveugle d’un red neck, mais la conséquence d’une profonde illumination. Aussi dédie-t-elle les Selected Letters, 1957-1969 à la mémoire de Stella Sampas, « étoile, sœur magnifique de mon ami » Sebastian, disait l’écrivain en 1958. Elle rappelle, sans trop le vouloir, que la lumière de l’Orient, en révélant l’harmonieuse déchirure de l’univers, révèle les dimensions insoupçonnées du Québec intime de Kerouac.

Une véritable catharsis

Mais Ann Charters se doute-t-elle que la connaissance universelle, d’essence québécoise, provoque finalement, dans l’esprit de l’écrivain déchu, une liquidation, une véritable catharsis, triste mais inéluctable ? Le 20 octobre 1969, veille de sa mort, Kerouac écrit à son neveu, Paul Blake, fils de sa sœur Caroline, pour lui dire qu’il a déshérité sa femme Stella Sampas et qu’il a l’intention de demander le divorce ou même l’annulation de leur étrange mariage.

Il ne veut pas, dit-il, laisser « a dingblasted fucking goddamn thing to my wife’s one hundred Greek relatives ». Il lègue le peu de biens qu’il possède, à ce moment-là, à ceux qui sont du « même sang » que le sien, c’est-à-dire à sa mère, Gabrielle Lévesque, et, advenant la mort de cette dernière, à son neveu.

Comme on le devine, une querelle naîtra au sujet de l’héritage, qui, aujourd’hui, grâce à la vente incessante des livres de Kerouac, vaut plus de dix millions de dollars… Mais l’essentiel n’est pas là. Il est d’un tout autre ordre. Le 20 octobre 1969, Kerouac savait qu’il allait mourir, mourir comme son frère Gérard, c’est-à-dire partir pour le Québec.

Excusez-moi de vous écrire en anglais

Extraits d'une lettre de Jack Kerouac à Yvonne Le Maître, qui venait de faire, dans Le Travailleur, une critique élogieuse de son premier roman, The Town and the City. Publié à Worcester (Massachusetts), Le Travailleur était un journal destiné aux Américains d'origine québécoise. Yvonne Le Maître était native de Pierreville, au Québec.

Richmond Hill (New York), le 8 septembre 1950

Excusez-moi de vous écrire en anglais. Il serait tellement mieux de m'adresser à vous en français; mais je ne peux m'exprimer avec facilité dans ma langue maternelle. C'est la triste vérité.

Votre article m'est allé droit au cœur parce que je suis incapable d'écrire dans ma propre langue et que je n'ai plus de chez-moi. L'horrible déracinement que vivent tous les Canadiens français aux États-Unis me bouleverse… Un jour, Madame, j'écrirai un roman canadien-français dont l'action se déroulera en Nouvelle-Angleterre; et je l'écrirai en français. Ce sera dans le français le plus simple, le plus rudimentaire. Si quelqu'un veut le publier – je veux dire Harcourt, Brace ou qui que ce soit –, il devra le traduire.

Toute ma connaissance me vient de mon identité canadienne-française, et de nulle part ailleurs. L'outil qu'est la langue anglaise, je ne l'ai découvert que tardivement, très tardivement. Je n'ai jamais parlé anglais avant l'âge de six ou sept ans. À vingt et un ans, j'étais encore maladroit, et on discernait l'empreinte de l'illettré dans ce que je disais et écrivais. Quel gâchis ! Si je manie l'anglais avec autant d'aisance, c'est parce que ce n'est pas ma propre langue. Je l'ai remodelé, imaginez-vous, pour l'adapter à des images françaises !

Jack Kerouac

Jack Kerouac, Lettres choisies (1940-1956), Gallimard, 2000, et Selected Letters, 1957-1969, Viking, 1999.

Paru dans l’aut’journal, no. 195, décembre 2000