« Est-ce qu'on est en train de former, à même la population allophone, un sous-prolétariat de langue française qui va remplacer les coupeurs de bois et les porteurs d'eau qu'étaient les francophones vis-à-vis l'ancienne population britannique? » a demandé le mathématicien Charles Castonguay aux commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor.
Cette conclusion et plusieurs autres découlant de ses études sur les données linguistiques, le professeur Castonguay a eu de la difficulté à les exprimer lors de son témoignage, étant constamment interrompu par le commissaire Bouchard.
Il faut dire que d’entrée de jeu Charles Castonguay a secoué le cocotier linguistique et que tout ce qui n’était pas solidement agrippé s’est retrouvé cul par-dessus tête.
Sa première victime a été Jean Renaud du département de sociologie de l’Université de Montréal qui avait dénoncé le « fétichisme de la langue » lors d’un Forum de consultation de l’Institut du Nouveau Monde en affirmant que « l'intégration passe par l'apprentissage des codes complexes de la société d'accueil ».
« M. Renaud oublie, a souligné le professeur Castonguay, que les ‘‘ réseaux’’ dont il vante l’importance fonctionne dans une langue ou l’autre. Et il y a des réseaux linguistiques qui facilitent plus que d’autres l’intégration. ».
Le mythe de l’équilibre linguistique
Bien que son mémoire ait été rédigé avant la publication des données linguistiques du recensement de 2006, Charles Castonguay ne pouvait pas ne pas commenter ces nouvelles données de Statistique Canada. Il s’en est d’abord pris au mythe de l’équilibre linguistique.
« Il faut d’abord souligner qu’entre 2001 et 2006, il y a une croissance au Québec de 10,5 à 10,6 % de la population qui utilise l’anglais à la maison et une diminution de 83,1 % à 81,8 %, de la population qui utilise le français. »
La croissance de l’usage de l’anglais à la maison indique peut-être un renversement de tendance. La décroissance qu’on notait depuis 1991 (11,2%) avec les résultats des recensements de 1996 (10,8%) et de 2001 (10,5%) s’est inversé en 2006 (10,6%).
Soulignons au passage que l’éditorialiste André Pratte de La Presse parle d’un recul de l’anglais en choisissant de comparer les résultats de 1991 et de 2006.
« Que dans la région de Montréal environ 600 000 personnes aient l’anglais comme langue d’usage alors que la population anglophone de langue maternelle n’est que d’environ 400 000 personnes témoigne de l’extraordinaire puissance d’attraction de l’anglais », de dire le professeur Castonguay.
Des transferts vers le français avant de prendre l’avion
Devant les commissaires, le professeur Castonguay a également démoli le mythe largement véhiculé depuis la publications des données de Statistique Canada du succès de la Loi 101 avec un taux de francisation de 75% des immigrants arrivés au Québec depuis 2001.
Ce sont ces données que reprend André Pratte dans son éditorial intitulé « Le français progresse » (La Presse, 7 décembre). « Des 34 000 nouveaux Québécois qui, arrivés depuis 2001, ont opté pour une autre langue que leur langue maternelle, 26 000 ont choisi le français. C'est 75%, contre 40% dans les années 60 et 70% dans les années 80. Là où ça compte, chez les immigrants, le français progresse », écrit-il.
Charles Castonguay remet les pendules à l’heure. « Les transferts linguistiques ne s’effectuent pas sur une si courte période de temps. Il faut considérer une période de 15 ans pour des résultats significatifs. Habituellement, 60% des nouveaux arrivants allophones demeurent fidèles à leur langue maternelle jusqu’à leur mort. 20% ont déjà effectué un transfert avant leur arrivée. Un autre 20% seulement choisissent d’adopter le français ou l’anglais durant leur nouvelle vie au Québec. »
« Si 75% des immigrants arrivés après 2001 qui ont effectué un transfert linguistique ont déclaré avoir choisi le français, cela signifie simplement que la vaste majorité d’entre eux avaient effectué ce choix AVANT leur arrivée au Canada. Il faut donc attribuer ce résultat non pas aux dispositions de la Loi 101, mais plutôt aux politiques de sélection des immigrants en fonction de leur maîtrise préalable du français. »
Dans sa chronique du 8 décembre intitulé « Recul du français? », Lysiane Gagnon confond volontairement les deux politiques. Elle attribue d’abord le taux de francisation de 75% des immigrants en grande partie « à la loi 101 dont le plus grand mérite a été de diriger tous les enfants immigrés vers l'école française ». Puis, elle s’en prend à ces « quelques esprits ronchonneurs » qui attribuent ces résultats au fait « qu'une bonne partie d'entre eux parlaient déjà français à l'arrivée. »
« Exact, reconnaît-elle, mais non sans ajouter : Et alors? Qu'ils aient appris le français au Québec ou au Maroc, où est le problème? Cet afflux de nouveaux francophones est dû en partie aux politiques de sélection pratiquées par le Québec - encore une chose dont on devrait se féliciter, non? »
André Pratte et Lysiane Gagnon évitent soigneusement de mentionner que, si on considère l’ensemble des allophones établis au Québec, la part ou la fraction des transferts linguistiques en faveur du français n’est toujours que de 52%, alors qu’il devrait être d’environ 85% en faveur du français si étaient respectées l’importance relative des populations de langue française et de langue anglaise.
Comment expliquer ce phénomène? Charles Castonguay attire notre attention, lors de son témoignage devant la Commission Bouchard-Taylor, sur le marché du travail.
Gagne gros qui parle anglais, gagne petit qui parle français
S’appuyant sur une étude de l’Institut C.D. Howe, Charles Castonguay reconnaît que l’écart entre les revenus des francophones et des anglophones s’est considérablement amenuisé depuis la Révolution tranquille, bien qu’on note qu’en 2000 la rémunération d’un unilingue anglophone (34 097 $) au Québec était toujours supérieure à celle d’un unilingue francophone (29 665 $).
« La raison principale de la réduction de cet écart est le départ du Québec des anglophones mieux nantis après la Révolution tranquille, la crise d’Octobre (1970) et, l’élection du Parti québécois », rappelle le mathématicien.
Cependant, les chiffres les plus éloquents concernent le revenu annuel des allophones unilingues anglais et des allophones unilingues français. D'après des données de Statistique Canada, les allophones qui n'ont appris que l'anglais gagnaient en moyenne 27 216 $ en 2000, contre seulement 21 233 $ pour ceux qui n'ont appris que le français. C’est une différence énorme de 6 000 $ par année !
Cet écart, note l'ancien professeur à l'Université d'Ottawa, est supérieur à ce que l'on observait dix ans auparavant, soit 20 609 contre 18 503 $ en faveur de l'anglais en 1990.
« On voit donc que, dans le monde du travail, l'anglais est finalement plus payant que le français au Québec », a dit M. Castonguay, qui considère cet état de fait inquiétant car les immigrants viennent s'établir ici d'abord pour travailler. Il se demande si nous ne sommes pas « en train de former, à même la population allophone, un sous-prolétariat de langue française ».
Parallèlement à ce phénomène – et le confirmant – on assiste à un engouement pour le cégep anglophone chez les enfants d’immigrants qui ont fait leur scolarité primaire et secondaire en français. Ils ont compris que le marché du travail fonctionnait prioritairement en anglais. Une fois leurs études collégiales – et universitaires – effectuées en anglais, ils n’auront aucun intérêt à exiger de travailler en français. De plus, c’est au cégep que se forment souvent les couples, donc les couples mixtes, important facteur de transfert linguistique.
Évidemment, Lysiane Gagnon n’y voit là aucun problème. « Les immigrants, écrit-elle, veulent apprendre l'anglais, c'est normal. En fait, le miracle, c'est que 60% d'entre eux vont librement au cégep francophone! » Avec des miracles comme celui-là, le recul du français est inscrit dans le ciel.
Prise de bec
Dans le point de presse qui a suivi sa présentation devant la Commission Bouchard-Taylor, Charles Castonguay faisait part aux journalistes de son regret de ne pas avoir pu évoquer une hypothèse en lien direct avec les travaux de la Commission.
« Je me demande, a-t-il lancé, si des employeurs n’utilisent pas le critère du bilinguisme pour refuser un emploi à des candidats ou des candidates de foi musulmane – majoritairement francophones – qu’ils pourraient juger moins productifs à cause de leurs pratiques religieuses? C’est facile d’invoquer la non-connaissance de l’anglais, même si son usage n’est pas nécessaire. »
Si Charles Castonguay n’a pu émettre cette hypothèse, c’est que sa présentation a continuellement été interrompue par Gérald Bouchard. D’ailleurs, son intervention s’est terminée avec une prise de bec haute en couleurs.
À un Gérard Bouchard piqué au vif par les commentaires du professeurs Castonguay reprochant à la commission de refuser de publier les études des experts qu’elle a commandées et qui justifiait la décision de la commission par un souci de soustraire les chercheurs – et sans doute aussi les commissaires – de la pression médiatique, Charles Castonguay a répliqué par le dicton anglais : « If you can’t stand the heat, get out of the kitchen » (Si vous ne pouvez supporter la chaleur, sortez de la cuisine).
Pendant tout ce temps, le commissaire Charles Taylor – comme cela semble avoir été son habitude lors de ces audiences – regardait avec l’air imperturbable du personnage de vieux sage qu’il s’est composé les échanges entre Bouchard et Castonguay. Difficile de ne pas y voir l’image du conquérant observant le roi-nègre se disputant avec ses « natives ».
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