Les crimes les plus monstrueux ne sont pas nécessairement commis par des monstres, observait le penseur allemand Günther Anders au siècle dernier.
Au deuxième étage du Cinéma Ex-Centris à Montréal, assise face à moi, la scénariste française Élizabeth Perceval me rappelle cette vérité troublante de l’Histoire. « Ça peut être des gens très ordinaires, des bons employés, des bons pères de famille qui, à un moment particulier, peuvent participer au crime. Pas parce qu’ils sont eux-mêmes des monstres, mais parce qu’ils participent à un système monstrueux. »
Son fascinant film La question humaine, réalisé par son conjoint Nicolas Klotz, tente de comprendre comment l’individu peut parvenir à vivre au quotidien avec cette étrange contradiction, et comment l’univers de la grande entreprise d’aujourd’hui, avec son langage très technique et déshumanisant, déresponsabilise celui qui exécute des tâches pourtant lourdes de conséquences sur les plans humain et social.
Une trilogie sur la tragédie de l’humain
Ce film est le troisième volet d’une trilogie abordant la tragédie de l’humain. Après Paria (2001), qui observe la manière dont on organise dans les grandes villes un véritable « ramassage » des exclus, et La blessure (2005) sur le rejet des demandeurs d’asile africains par le système français, Élizabeth Perceval et Nicolas Klotz ont choisi d’adapter le roman La question humaine, de François Emmanuel.
Pourquoi ce récit? Klotz a été fasciné par la voix de l’auteur lorsqu’il l’a entendue la première fois à la télévision. « Une voix toute en douceur et en creux, me décrit sa conjointe, et qui parlait de choses extrêmement graves, qui touchaient très fort nos préoccupations sur jusqu’où peut aller l’humain dans son inhumanité ».
Le long métrage met en scène le récit de Simon (Mathieu Amalric), psychologue du travail chez l’entreprise pétrochimique SC Farb.
Simon évalue pour la firme franco-allemande le comportement des employés ainsi que les candidats à l’embauche, et il a personnellement participé au resserrement des critères d’évaluation pour la toute dernière opération de « restructuration », qui a permis de licencier 1 300 « unités de travail ».
Ce récit répondait à énormément de questions que se posait le tandem sur comment représenter le contemporain, et plus précisément ce monde au-dessus des autres, celui qui rejette les individus, les « déchets » dont le système n’a pas besoin.
Au fur et à mesure que l’histoire progresse, Simon passe d’un personnage qui serait comme « gelé, et qui petit à petit, dégèle », selon les mots de Perceval.
Une partie de leur humanité est atteinte
Simon mène en parallèle une enquête sur son supérieur Mathias Jüst (Michael Lonsdale), que le grand patron Karl Rose soupçonne d’avoir des problèmes d’alcool et de santé mentale. Un homme qui paraît détruit, et que nous voyons passer de longs moments dans le stationnement de la SC Farb à écouter de la musique classique dans sa voiture. « Dans l’entreprise, la rationalité est tellement poussée à l’extrême qu’une partie de leur humanité est atteinte », explique Perceval.
De là les moments d’exutoire, comme la scène du rave où les jeunes cadres se défoulent, où le besoin de s’exprimer et de ressentir une proximité des corps prend la forme d’un exorcisme collectif. Avec maladresse, ils exultent. « La musique est quelque chose qui réunit, alors que dans l’entreprise, il y a la délation et une forte compétition. »
Cette musique qui rythme la scène du rave n’est froide qu’en apparence selon Klotz, et c’est tout à fait à l’image des personnages du film.
Il confiait récemment à la revue 24 images : « J’aime cette musique des années 1980 dont personne ne parlait à l’époque, mais qui est devenue très à la mode, comme celle de Joy Division et de New Order. […] La cold wave a des allures de musique très froide, exécutée par des boîtes à rythmes, mais ce qui la traverse, par les paroles et par la voix – celle de Ian Curtis par exemple – , est d’une immense violence humaine. » (1)
Les liens avec l’histoire industrielle
Ce qui peut paraître controversé dans La question humaine est le lien qui est fait avec l’Holocauste. En effet, l’élément déclencheur pour Simon est une note technique datant de l’Allemagne nazie qu’il reçoit par la poste, et qui révèle un langage froid et technique que les psychologues comme lui apprennent à utiliser pour la rédaction de rapports de recommandations.
Cette note, envoyée par un ancien employé de la SC Farb, Arie Neumann, explique « dans une langue morte » comment améliorer le rendement des camions dans lesquels les Juifs étaient gazés durant l’Holocauste. Simon se rend compte qu’il aurait pu, dans des circonstances similaires, écrire ce type de note pourtant horrible de par sa façon de masquer une réalité assassine, de déshumaniser la démarche nazie.
Cette froideur technique du langage est un élément central dans La question humaine. Élizabeth Perceval me rappelle que le nazisme, comme l’a suggéré le philosophe français Jacques Derrida, c’était aussi le meurtre de la langue allemande. Une langue qui n’était plus celle de la poésie et de la littérature, mais qui devenait celle de la propagande, des ordres, de la peur…
« Le lien qui est fait, il existe, il n’est pas inventé. Beaucoup d’historiens et de philosophes en parlent et essaient d’y réfléchir », justifie Élizabeth Perceval.
« La référence dont on parle, c’est de prendre l’histoire de la Shoah comme la matrice de la modernité, comme étant effectivement l’acte fondateur du vingtième siècle, et un acte fondateur dans les résonances qu’il continue à prolonger aujourd’hui sous d’autres formes. C’est dans ce sens-là. »
« On est organiquement liés à l’Histoire, rappelle-t-elle. Il n’y a pas d’un côté un événement qui serait clos, et enfermé dans un concept du Mal absolu, et d’un autre côté l’histoire industrielle et celle de l’humanité qui se poursuivent. »
Un film qui regarde demain
Élizabeth Perceval rappelle le lien historique entre la civilisation industrielle et les guerres. Celles qui se déroulent actuellement en Irak et en Afghanistan nous rappellent justement que la barbarie humaine est un gage de rentabilité et d’expansion pour l’industrie de l’armement.
Cette industrie de la guerre a aussi ses modestes rouages, ses bons pères de famille, ses bons employés, et ses victimes sacrifiées.
« L’Histoire est un continuum. C’est uniquement les hommes politiques et les régimes totalitaires qui ont tendance à être amnésiques. Ou la télévision : la télévision est l’art de l’amnésie. Il n’y a plus d’Histoire, vous êtes dans une sorte de présent éternel qui se reproduit et se reproduit. Or, l’Histoire travaille notre présent. »
« Je pense que le cinéma nous amène à regarder vers le futur, et pour moi c’est un film qui regarde demain, ce qu’on n’arrive pas encore à nommer. »
La disparition de l’humain
La question humaine s’interroge donc sur la place de l’humain à l’intérieur du capitalisme d’aujourd’hui et de demain.
Cet humain qui évolue dans un système qui s’appuie sur de froids calculs de rentabilité et d’efficacité, mais aussi, comme me le rappelle Perceval, un système qui segmente par le biais de la spécialisation. Or, segmenter la société contribue à déresponsabiliser l’individu, qui joue son rôle sans avoir l’impression de participer au portrait global.
« La rationalité capitaliste, poussée à l’extrême, conduit très souvent à l’irrationalité d’un système qui produit des catastrophes » humaines, mais aussi écologiques, constate la scénariste. À partir du moment où cette rationalité n’est plus un outil au service d’un progrès social, « ça devient très rapidement quelque chose où l’humain disparaît. »
La question humaine propose une expérience cinématographique et philosophique dérangeante, et d’autant plus pertinente autour des personnages de Simon et sa copine, de Mathias Jüst, Karl Rose et les autres. On en sort la tête hantée de réflexions sur la moralité du système actuel… et sur ce qui permet à tant de gens d’œuvrer au quotidien pour une entreprise destructrice.
La question humaine prend l’affiche vendredi le 11 janvier 2008
(1) voir l’entretien dans 24 images, décembre 2007- janvier 2008, p.41
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