La course entre Hillary Clinton et Barack Obama pour l’investiture du Parti démocrate est d’une telle intensité qu’elle réveille de vieux débats. Ainsi, une polémique est en train de se développer à la suite d’une déclaration d’Hillary Clinton selon laquelle le combat de Martin Luther King contre la ségrégation raciale n’aurait pu être victorieux sans la collaboration du président Lyndon B. Johnson.
Barack Obama pourrait répliquer que L.B. Johnson n’aurait jamais pu être président des États-Unis sans le soutien de Martin Luther King au ticket Kennedy-Johnson en 1960.
Quelques rappels historiques
L.B. Johnson a succédé à John F. Kennedy après l’assassinat de ce dernier. Il avait été élu en 1960 lorsque le ticket démocrate Kennedy-Johnson a battu le ticket républicain Richard Nixon-Henry Cabot Lodge lors d’une des élections les plus chaudement disputées de l’histoire des États-Unis.
Dans sa monumentale trilogie consacrée à l’Amérique pendant les années de Martin Luther King, l’historien Taylor Branch explique comment le vote des Noirs et Martin Luther King ont fait la différence en faveur de Kennedy-Johnson lors de cette élection.
Un leader émerge : Martin Luther King
En 1960, Martin Luther King est déjà un leader reconnu dans la communauté noire et auprès du grand public américain. Il s’est d’abord fait remarquer lors de la lutte entreprise en 1955 contre la ségrégation dans le transport en commun à Montgomery lorsque Rosa Parks a refusé de céder sa place à un Blanc.
Le journal The Advertiser de Montgomery avait bien cerné le rôle de King dans la campagne de boycott du service de transport en commun organisé par les Noirs en titrant : « The Rev. King Is Boycott Boss ».
Après le succès remporté par ce boycott, King s’est retrouvé à la tête d’un mouvement extrêmement actif qui combattait la ségrégation dans les endroits publics à coups de manifestations et de sit-in, tout en affrontant le trio infernal du Ku Klux Klan, des forces policières et de l’appareil judiciaire du sud ségrégationniste.
Jackie Robinson tourne le dos à Kennedy
Quelque temps avant l’investiture démocrate, John F. Kennedy, conscient de l’importance que pourrait avoir le vote des Noirs dans une course serrée, se présente à une assemblée du NAACP.
À sa surprise, Jackie Robinson, le premier noir à évoluer dans le baseball majeur – d’abord avec les Royaux de Montréal, puis les Dodgers de Brooklyn – refuse de se faire photographier à ses côtés. Robinson, comme la grande majorité des Noirs, est républicain; il est fidèle au Parti d’Abraham Lincoln, le président qui a mis fin à l’esclavage.
« Nous sommes dans le trouble avec les Noirs », déclare Robert Kennedy, qui est chef de campagne de son frère John, lorsqu’il apprend la réaction de Robinson.
Désireux de trouver une explication au geste de Robinson, John Kennedy se rend chez le chanteur Harry Belafonte, un personnage influent dans la communauté noire.
Belafonte lui explique qu’il est un inconnu pour les Noirs et qu’il n’est pas réputé pour avoir manifesté un quelconque intérêt pour la cause des droits civiques. Cependant, Belafonte n’exprime aucune sympathie pour Nixon, à cause de son rôle dans la chasse aux sorcières du McCarthysme qui s’est traduite pour les Noirs par l’emprisonnement de leur leader W.E.B. Dubois, l’exil du chanteur Paul Robeson et la mise au ban d’artistes comme Belafonte lui-même.
Belafonte s’engage alors à appuyer Kennedy contre Nixon et il lui recommande par-dessus tout d’établir une relation étroite avec Martin Luther King. À Kennedy qui lui demande pourquoi King est si important, Belafonte répond que le vote des Noirs n’est plus fonction de la popularité de quelques vedettes du sport ou du monde du spectacle parce que la cause des droits civiques est devenue une cause sacrée.
« Oubliez Jackie Robinson, oubliez moi, déclare Belafonte. Si vous pouvez endosser la cause de King, être conseillé par lui, alors vous aurez une alliance qui fera la différence. »
Immédiatement après le départ de Kennedy, Belafonte contacte King et lui recommande de faire tous les efforts nécessaires pour prendre contact avec Kennedy.
Kennedy rencontre King
Kennedy est cependant pris dans un dilemme. Une des principales bases électorales du Parti Démocrate est le sud ségrégationniste – précisément l’establishment auquel s’attaque King – et son colistier Lyndon B. Johnson vient du sud. Comment alors rallier le vote des Noirs sans s’aliéner les vote des Blancs du sud?
Une première rencontre entre Kennedy et King se tient discrètement le 23 juin dans l’appartement du père de Kennedy à New York. Au sortir de la rencontre, Kennedy déclare à ses proches conseillers qu’il a l’impression d’avoir accompli des progrès pour l’obtention de l’appui de King. Le pasteur déclare, lui, qu’il manque à Kennedy une compréhension profonde de la cause des droits civiques.
Cependant, quelque jours plus tard, lors d’une rencontre avec un groupe de diplomates africains, Kennedy déclare qu’il « est dans la tradition américaine de se tenir debout pour la défense de ses droits, même si aujourd’hui la nouvelle façon de se tenir debout est de s’asseoir lors d’un sit-in dans un restaurant ».
Kennedy, Nixon : bonnet blanc, blanc bonnet
Avant de rencontrer Kennedy, King avait eu l’occasion de s’entretenir avec Richard Nixon. Il l’avait trouvé enthousiaste et pragmatique, ce qui signifiait, selon King, qu’il appuierait la cause des droits civiques si cela ne lui nuisait pas politiquement.
Plus tard, dans une lettre, King écrivit : « Je dirais que Nixon est un génie pour convaincre de sa sincérité. Lorsque vous êtes en sa présence, il vous désarme avec son apparente sincérité… Et j’en conclu que si Nixon n’est pas sincère, il est l’homme le plus dangereux d’Amérique. »
Ayant évalué les deux hommes, King croit qu’il n’y a pas de différence significative entre les deux quant aux droits civiques et il est enclin à demeurer neutre lors de l’élection.
Cependant, son père – lui aussi un pasteur baptiste – et l’ensemble du leadership de l’importante Église baptiste avait pris position pour Nixon. Ils avaient été éduqués dans un esprit de loyauté envers le Parti de Lincoln et le fait que Kennedy soit catholique était un facteur supplémentaire de non-adhésion au Parti Démocrate.
King emprisonné
Le 19 octobre, Martin Luther King et un groupe de 80 militants pour les droits civiques réclament d’être servi dans huit restaurants d’Atlanta en Georgie. King et 35 étudiants sont incarcérés.
Les principaux conseillers de Kennedy ne veulent pas qu’il s’immisce dans cette affaire, de crainte de perdre des appuis auprès des Blancs du sud. Mais un conseiller de Kennedy plus sensible à la question des droits civiques, Sargent Shriver, le convainc – à l’insu de ses autres conseillers – de téléphoner à Coretta King, l’épouse du leader noir, qui est enceinte, pour la rassurer. La conversation ne dure que deux minutes, mais elle aura un impact extraordinaire.
Quand Robert Kennedy apprend que des journalistes sont sur l’affaire, il est en furie contre Sargent Shriver qu’il promet de tenir « responsable de l’échec de toute la campagne ».
Mais le New York Times ne rapporte l’appel de Kennedy à Coretta King qu’en page 22, tout en soulignant le refus de Nixon de commenter l’emprisonnement de King. Ce sera suffisant.
Après huit jours de prison, King est libéré et la rumeur court que c’est à la suite d’un appel téléphonique de Robert Kennedy au juge Mitchell. Ce que ce dernier confirme à des proches en déclarant qu’il n’allait pas laisser un « ‘‘ lynch-law judge’’ ruiner la campagne de mon frère et couvrir le pays de ridicule aux yeux du monde entier ».
La Bombe bleue
Dans l’équipe de Kennedy, on prend conscience d’un changement d’attitude phénoménal en train de se produire au sein de l’électorat noir. Sargent Shriver et ses conseillers jugent qu’ils peuvent tirer profit de la situation, considérant qu’ils ont maintenant implicitement l’aval de Robert Kennedy.
Leur défi : comment rallier le vote des Noirs sans s’aliéner le vote des Blancs? Ils décident d’imprimer un dépliant qui sera distribué dans les églises de la communauté noire le dimanche précédant l’élection. Le texte ne sera publié nulle part ailleurs, même pas dans les journaux de la communauté afro-américaine pour ne pas attirer l’attention des médias blancs.
Le dépliant – qu’on surnomme la Bombe bleue – porte le titre suivant : « Un Nixon ‘‘sans commentaire’’ versus un candidat avec un cœur, le sénateur Kennedy », une référence à l’article du New York Times. Il reprend une déclaration publique de Martin Luther King dans laquelle il affirme avoir « une dette à l’égard du sénateur Kennedy, qui a joué un grand rôle pour rendre ma libération possible ».
King lui-même émet également une autre déclaration dans laquelle il explique qu’il ne peut appuyer un candidat parce que « son rôle dans l’ordre social qui émerge du sud et de l’Amérique exige qu’il demeure non partisan ». Mais il ajoute que « ne voulant pas être considéré comme un ingrat, je veux dire très clairement que je suis très reconnaissant au sénateur Kennedy pour sa préoccupation véritable qu’il a exprimé lors de mon arrestation. »
Financée par des fonds secrets, acheminée aux quatre coins de l’Amérique, la « Bombe bleue » sera distribuée à deux millions d’exemplaires dans les églises de la communauté noire. Elle aura un effet considérable qui se traduira le lendemain, jour de l’élection.
King et les Noirs font la différence
John F. Kennedy remporte la victoire avec une mince avance de deux dixièmes de un pour cent. Un changement de seulement 5 000 votes en Illinois et 28 000 au Texas aurait permis l’élection de Nixon.
Selon l’historien Taylor Branch, tous les analystes ont leur théorie sur ce qui a été le facteur décisif de cette élection. Mais les plus sérieux se sont rapidement rendus compte que l’élément le plus important de la victoire de Kennedy était sa majorité de 40% chez l’électorat noir. En 1956, les Noirs avaient voté en faveur des Républicains dans une proportion 60%-40%. En 1960, ils ont voté pour les Démocrates dans une proportion de 70%-30%.
Ce changement de 30% dans le vote des Noirs est supérieur aux majorités obtenues par Kennedy dans nombre d’États clefs comme le Michigan, le New Jersey, la Pennsylvanie, l’Illinois et les Carolines. Clairement, Kennedy doit son élection au vote de la communauté noire.
Mais le président Kennedy est rapidement troublé par l’attention portée à l’affaire King et à son impact sur son élection. Craignant d’être perçu comme redevable aux électeurs noirs pour sa victoire – ce qui, selon lui, minerait sa capacité à gouverner ce pays divisé – Kennedy réajuste le tir quelques jours à peine après son élection en déclarant que son administration n’envisage pas de nouvelles législations en faveur des droits civiques.
Mais c’était compter sans Martin Luther King qui, à cause du rôle clef qu’il a joué lors de cette élection, est devenu un personnage considérable qui va arracher, avec l’action du mouvement des droits civiques, des législations en faveur de l’égalité des droits à Kennedy et surtout, à son successeur L.B. Johnson.