Avis aux lecteurs : l’ensemble des chroniques de Charles Danten se trouvent dans la section « société ».
Il y a quelques années, j’ai vu de mes propres yeux, pour la première fois de ma vie, une réalité qui m’a bouleversé.
Je faisais à ce moment-là du bénévolat une fois par semaine à la Société pour la Prévention de la Cruauté envers les Animaux (SPCA); les mercredis, je partais donc le matin avec Sophie, une de mes assistantes, aider une jeune vétérinaire qui y travaillait.
À cette époque, la SPCA éprouvait des problèmes financiers graves, et un sérieux conflit opposait dirigeants et employés. Les luttes de pouvoir, accompagnées d’une mauvaise gestion, avaient fait fuir un grand nombre de ces derniers. Il ne restait que quelques irréductibles qui parvenaient malgré tout à faire fonctionner la fourrière.
Il n’y avait qu’une seule personne (une bénévole) pour répondre au téléphone et recevoir les douzaines d’animaux dont les gens ne voulaient plus pour les raisons les plus variées, et, à cause du manque de personnel, un grand nombre d’entre eux étaient détruits immédiatement avant d’être livré aux équarisseurs qui les transforment en farine animale ou en fertilisant.
Les conditions d’hygiène étaient déplorables et, sitôt arrivés, tous les animaux tombaient malades. Une véritable épidémie d’infections respiratoires sévissait, et notre travail, à Sophie et à moi, consistait, entre autres choses, à vacciner les quelques spécimens destinés à être recyclés sur le marché des animaux d’occasion.
De temps en temps, Sophie et moi donnions un coup de balai ou nettoyions les cages. Dans l’une d’elle, il y avait, depuis plusieurs mois, un caniche miniature de dix ans. Chanel, à cinquante ans en âge humain, était trop vieille pour intéresser un futur chasseur d’aubaine, mais elle était tellement douce et délicate que personne n’osait l’envoyer à la mort.
Ses maîtres l’avaient abandonné parce qu’elle souffrait d’incontinence urinaire, un état commun chez les vieilles chiennes ménopausées d’office par la stérilisation précoce. Conséquemment à l’ablation des ovaires, l’organisme ne produit plus d’œstrogènes, des hormones qui contribuent notamment au maintien du tonus des muscles qui contrôlent la miction. Il existe des traitements plus ou moins efficaces quoique dangereux, mais, pour une raison ou une autre, les maîtres de Chanel avaient décidé de s’en débarrasser.
Ne donnant plus satisfaction à la société qui l’avait consommée puis jetée comme un vulgaire détritus, elle était passée soudainement, pour un caprice, du confort relatif de sa maison à l’enfer concentrationnaire.
Gardée en permanence dans une cage en acier inoxydable, elle vivait isolée la plupart du temps. Pour se divertir, elle mangeait des vieux journaux ou elle mâchouillait les quelques gadgets que ses maîtres lui avait laissés comme prime de départ, ou encore elle se léchait continuellement le dessus des avants-coudes.
C‘était sa façon de fuir sa condition misérable et je ne pouvais qu‘en faire l‘éloge.
Lorsque je passais à côté d’elle, je m’arrêtais parfois pour lui parler et la caresser. Je mettais un peu de pommade sur sa solitude et je la sortais de sa cage pendant quelques minutes.
À cause du manque de place, le jour est venu où il a fallu s’en débarrasser.
Tôt ce matin-là, le moteur tournait déjà à plein régime. C’était le signe qu’on ne chômerait pas.
Plusieurs fourrières aujourd’hui procèdent à la mise à mort par l’injection d’un barbiturique. La mort est rapide et indolore, mais, à l’époque, comme c’est encore le cas dans bien des fourrières, on procédait toujours par l’asphyxie à l’oxyde de carbone, le gaz d’échappement d’un moteur de voiture. Il fallait parfois jusqu’à vingt minutes avant que les animaux meurent, et je préfère ne pas décrire leur frayeur pendant cette agonie.
Le moteur était situé en arrière et le tuyau d’échappement était branché sur une petite pièce hermétique d’environ deux mètres sur un. À une extrémité s’ouvrait une trappe par laquelle on jetait les animaux, les uns sur les autres, pêle-mêle. Absolument pétrifiés, la plupart d’entre eux se laissaient faire. De temps en temps, on avait affaire à un animal coriace, mais on en venait toujours à bout.
Avec Chanel, on savait que ce serait facile.
Quand on l’a sortie de la cage, elle était toute contente. Elle croyait sûrement qu’on voulait jouer. Elle nous léchait les mains en jappant de sa petite voix aiguë. Sophie la tenait contre elle et, quand le tour de Chanel est venu, elle l’a donnée à une technicienne habituée à faire ce genre de travail, et qui, d’un geste vif, l’a jetée par l’ouverture.
En un instant, son petit corps gris a disparu.
Plus tard, le moteur s’est arrêté pour que la technicienne puisse vider la chambre à gaz. Lorsqu’on a ouvert la porte pour sortir les cadavres, Chanel était ensevelie sous les corps d’une douzaine de chats.
Je me suis éloigné avec Sophie et, quelques minutes plus tard, le moteur s’est remis à ronronner.
Il me semblait ne plus entendre que lui...
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Pour ceux qui voudraient approfondir la question :
Haudricourt, André G., « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 1962 (2) NO 1, pp.40-50 ;
Irvine Leslie, «Pampered or enslaved? The moral dilemmas of pets», International journal of Sociology and Social Policy, Volume 24 No4, 2004, pp. 5-16 ; «The problem of unwanted pets : A case study in how institutions «think» about client’s needs», Social Problems, 2003, Vol. 50, No 4, pp.550-566 ;
Nibert D., Animal rights/Human rights: Entanglement of oppression and liberation, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2002 ;
Rollin B.E. dans Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique, PUF, 1997 ;
Sax Boris, Animals in the Third Reich, Continuum, 2000
Spiegel Marjory, The dreaded comparison: human and animal slavery, 1996. Mirror books, NY, P- 47 ;
Stuart Spencer, «History and Ethics of Keeping Pets : comparison with farm animals», Journal of Agriculture and Environmental Ethics, 2006, 19, pp. 17-25
Sztybel David, «Can the treatment of animals be compared to the holocaust», Ethics and the environment, 11(1), 2006 ;
Vilmer, Jean Baptiste Jeangène, Éthique animale, PUF, 2008.