Par André Binette, avocat, et co-président de la Commission d’étude sur l’autonomie gouvernementale du Nunavik (1999-2001)
Le 25 novembre 2008, le Groënland a tenu un référendum qui était la dernière étape vers l’indépendance. Plus de 75% des électeurs ont voté en faveur d’une autonomie accrue et d’un partage des revenus des ressources naturelles avec la puissance coloniale, le Danemark. Il est à prévoir qu’un nouvel État souverain apparaîtra d’ici quelques années dans le voisinage du Québec.
Dans un reportage récent sur le Groënland, une personnalité politique de l’île a résumé la situation en déclarant en français à un journaliste du quotidien Le Monde : « Vive le Québec libre! »
Le Groënland est l’une des plus grandes îles du monde. Sa superficie de plus de deux millions de kilomètres carrés est supérieure à celle du Québec, mais sa population est de moins de soixante mille personnes, dont une grande majorité d’Inuits. Son territoire terrestre et maritime, jusqu’ici enfoui sous les glaces, contient d’immenses ressources naturelles.
Selon l’Institut géologique américain, la zone arctique renfermerait des réserves inexplorées de 90 milliards de barils de pétrole, sans compter le gaz naturel, soit 22% des réserves potentielles d’hydrocarbures dans le monde. De plus, le Groënland regorge de minéraux. Aucun gisement pétrolier n’a encore été confirmé, mais quelques multinationales ont entrepris des forages au large de l’île.
Géographiquement, le Groënland fait partie de l’Amérique du Nord. Culturellement, il fait partie de l’aire historique inuite qui s’étend depuis la Sibérie autour du pôle nord. Sur le plan politique, il est rattaché à l’Europe occidentale.
Les peuples autochtones d’Amérique du Nord, qui dénomment notre continent l’Île de la Tortue, considèrent que le Groënland est la Tête de la Tortue. Visuellement, avec un peu d’imagination, on peut trouver l’image de cette tête sur les cartes géographiques. Selon la tradition autochtone, les pattes de la Tortue mythique sont formées par la Floride, l’Alaska et la Baja California, au Mexique. Les Laurentides font partie de son épine dorsale supérieure.
Le Groënland était autrefois habité par les Vikings qui y ont rencontré les Inuits venus d’Asie et ont fini, après cinq siècles de cohabitation difficile, par leur céder le terrain. Il est devenu une colonie danoise au début du dix-huitième siècle. Après la seconde guerre mondiale, le Danemark a résolu d’en faire un État-providence à la scandinave. En 1979, il accorda l’autonomie politique à l’île tout en maintenant le contrôle sur sa politique étrangère et sa défense.
Le Groënland a exercé son autonomie en 1985 en se retirant de l’Union européenne, dont le Danemark est membre. Il s’agit du seul cas connu jusqu’ici de retrait de l’Union européenne. Malgré cela, Nuuk, la capitale, maintient des rapports avec Bruxelles et d’autres organisations intergouvernementales, principalement le Conseil de l’Arctique.
Dans ce Conseil, le Groënland siège aux côtés du Danemark en compagnie de cinq autres États souverains, dont le Canada, et des organisations autochtones. La personnalité internationale du Groënland est à certains égards plus affirmée que celle du Québec.
Le mouvement indépendantiste groënlandais est bien connu dans le Nord de l’Europe et dans la région de l’Arctique. La chanteuse islandaise Björk, récemment interdite de séjour en Chine pour avoir exprimé son appui à la cause tibétaine lors d’un concert à Shanghaï, avait auparavant tourné un vidéo démontrant un appui identique à l’indépendance du Groënland.
Peu de gens savent que le Canada partage sa frontière avec trois autres États souverains : les États-Unis, bien sûr, la France (à Saint-Pierre et Miquelon) et le Danemark (au Groënland). Il n’existe pas d’eaux internationales entre les eaux de l’Arctique canadien et celles du Groënland. Les forces armées canadiennes et danoises sont appelées à collaborer régulièrement dans cette région.
Le régime politique qu’on trouve actuellement au Groënland ressemble à celui du Québec. Le chef d’État est la Reine du Danemark. Le haut-commissaire danois représente symboliquement la souveraineté danoise et joue un rôle comparable à celui du gouverneur général à Ottawa et du lieutenant-gouverneur à Québec.
Le parlementarisme danois et groënlandais est proche de celui dont nous avons hérité du Royaume-Uni. Le parlement de Nuuk compte trente-et-un (31) membres. Le premier ministre du Groënland et ses ministres sont tous des Inuits, mais de nombreux cadres et sous-ministres qui dirigent l’administration publique sont d’origine danoise. Le gouvernement est de nature publique, ce qui signifie que tous les habitants adultes détiennent le droit de vote et ont droit aux services publics, quelle que soit leur origine ethnique.
Le niveau de vie est l’un des plus élevés de la région arctique et se compare favorablement à celui des Inuits du Canada (au Nunavut) et du Québec (au Nunavik). L’aide financière du Danemark s’élève à près de 700 millions de dollars américains annuellement (60% du PIB groënlandais).
Malgré cela, le mouvement indépendantiste groënlandais est très vigoureux. Les partis politiques diffèrent surtout sur leur stratégie d’accès à l’indépendance. Comme les autorités danoises ont fait savoir il y a quelques années qu’elles ne s’opposeraient pas à l’indépendance mais que le soutien financier de Copenhague prendrait alors fin, le débat a surtout porté sur la capacité du futur État à maintenir le niveau de vie et les programmes sociaux auxquels tous les habitants sont maintenant habitués. Le référendum du 25 novembre a été le point culminant de ce débat.
L’accord sur le partage des revenus des ressources naturelles avec le Danemark prévoit essentiellement un partage à parts égales jusqu’à concurrence de l’aide financière annuelle danoise. Au-delà, tous les revenus reviendront au Groënland. A ce stade, on comprendra que la question de l’indépendance sera posée définitivement.
Le Groënland compte l’une des rares sociétés qui se réjouit du changement climatique. Les fouilles géophysiques ont permis d’ailleurs d’apprendre que de tels changements s’y sont produits naturellement à de nombreuses reprises dans le passé.
Groënland signifie Terre verte et les Vikings y tenaient des fermes fertiles pendant le réchauffement naturel de l’an mille. Les Groënlandais sont non seulement heureux de voir la température s’adoucir à nouveau et les récoltes se diversifier une fois de plus, mais ils constatent que la fonte des glaces permettra d’avoir accès aux ressources pétrolières et minérales de leur sous-sol et des eaux environnantes. Ils auront les moyens de l’indépendance, ce dont ils rêvent depuis longtemps.
Or, tous savent ce que sera l’importance stratégique que prendra l’Arctique au cours des prochaines décennies. Le réchauffement planétaire lui donnera une importance sans précédent sur les plans commercial, énergétique, environnemental et militaire. Il est probable que la souveraineté canadienne elle-même dans cette région sera de plus en plus contestée, même par nos amis américains qui n’ont jamais reconnu cette souveraineté sur les eaux entourant les îles du Grand Nord canadien.
Les autres questions faisant l’objet du référendum
Le référendum du 25 novembre ne portait pas uniquement sur l’accord de partage de revenus. Le traité signé avec le Danemark le printemps dernier et approuvé par les électeurs prévoyait un rapatriement progressif de 32 champs de compétence, dont la sécurité publique et la garde côtière. Les ressources naturelles appartiendront au Groënland et le gouvernement de l’île décidera comment et à qui attribuer les permis d’exploitation.
De plus, le traité prévoit que le Groënland pourra, de son propre chef, engager le processus d’accession à l’indépendance. Enfin, le traité reconnaît le groënlandais, très proche de l’inuktitut québécois, comme la langue officielle, et le peuple groënlandais comme un peuple au sens du droit international.
Que devrait faire le gouvernement du Québec?
Le Québec est la seule province arctique de la fédération canadienne, mais il ignore généralement cette composante de son identité. Selon la Constitution canadienne, le territoire d’une province s’arrête au rivage, ce qui fait que de nombreuses îles, situées à quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres, et fréquentées depuis des temps immémoriaux par les Inuits du Nunavik, ne se trouvent pas au Québec.
Les Inuits n’ont jamais cessé de les fréquenter, ce qui a pour conséquence qu’ils détiennent des droits ancestraux sur des territoires situés à l’extérieur du Québec.
Il ne fait toutefois aucun doute que le territoire maritime du Québec souverain serait plus important que celui de la province de Québec. Le droit international donnerait en principe au nouvel État souverain une bande côtière de 12 milles marins et des droits exclusifs majeurs sur une zone additionnelle de 188 milles marins, pour un total de 200 milles.
Voilà qui changerait considérablement la donne dans cette région, sur le plan de la pêche, de la protection de l’environnement et de l’exploitation des ressources naturelles, par exemple. Le Québec souverain aurait droit à la moitié de la baie d’Hudson et des prétentions sérieuses sur le détroit d’Ungava (sans compter le golfe Saint-Laurent, mais c’est une autre question).
En attendant, le Québec, même s’il n’est toujours pas souverain, pourrait demander de siéger au sein du Conseil de l’Arctique, au même titre que le Groënland.
Cela raffermirait sa personnalité internationale, après son entrée plus ou moins réussie à l’UNESCO. Le Conseil de l’Arctique est habitué à la présence active d’un État non souverain. Le précédent a été créé depuis longtemps. Le gouvernement canadien s’exposerait à une critique bien sentie s’il s’y opposait.
Par ailleurs, le Québec devrait être extrêmement prudent dans ses négociations en cours sur l’autonomie du Nunavik. La réforme des institutions issues de la Convention de la Baie James et du Nord québécois est tout à fait justifiée et aurait dû être réalisée depuis longtemps, car elles sont trop lourdes et souvent peu fonctionnelles pour une aussi faible démographie (dix mille personnes).
Toutefois, tout accroissement significatif de l’autonomie du Nunavik doit maintenant tenir compte de la force d’attraction d‘un futur Groënland indépendant, particulièrement si ce nouvel État devait s’enrichir grâce aux pétrodollars.
Une note plus personnelle
Sur une note plus personnelle, j’ai eu le privilège exceptionnel de visiter le Groënland en 2000, à l’invitation et aux frais du gouvernement canadien, lors de mon mandat à la Commission sur l’autonomie gouvernementale du Nunavik.
J’ai alors pu rencontrer de nombreuses personnalités politiques de l’île, et de m’entretenir longuement avec elles. Parmi ces personnes se trouvaient le haut-commissaire danois, le président du parlement (qui était le frère du premier ministre), un chef historique du principal parti indépendantiste (alors le principal parti de l’opposition), et la sous-ministre des Affaires étrangères.
Ces personnes étaient bien renseignées sur la question constitutionnelle canado-québécoise et sur les revendications des Inuits du Nunavik sur le territoire québécois lors de la campagne référendaire de 1995.
Ces conversations m’ont convaincu de la volonté généralisée du peuple groënlandais de passer à l’indépendance dans un avenir rapproché, malgré la présence d’un État colonisateur relativement éclairé.
Mes échanges avec un diplomate canadien en poste à Copenhague m’ont également permis de constater que cette question préoccupait le gouvernement canadien, en raison de l’effet d’entraînement possible sur les Inuits du Nunavut et du Nunavik.
De plus, lors des assemblées générales que j’ai coprésidées dans la douzaine de villages du Nunavik québécois et lors de mes conversations avec des dirigeants politiques de cette région, il est vite devenu évident que pour de nombreux Inuits du Québec, le rêve de la patrie unique composée du Groënland, du Nunavut et du Nunavik était bien réel, et que l’indépendance du Groënland, la création du Nunavut en 1999 et la mise en place d’un futur gouvernement autonome au Nunavik étaient perçues comme des étapes majeures dans cette direction.
Ces échanges ont suscité en moi une inquiétude relative à l’intégrité territoriale du Québec. Je me sentais déchiré entre mon coup de cœur pour la culture inuite doublée d’une sympathie spontanée pour une aspiration légitime à l’autonomie, et le désir d’éviter de contribuer au morcellement futur du territoire du Québec.
Je demeure à ce jour convaincu que le principal défi à l’unité territoriale du Québec souverain viendrait du Nunavik. Les événements des dernières années au Kosovo et ailleurs ont renforcé cette opinion.
Ma pratique actuelle en droit autochtone m’a fait voir qu’il n’existe aucune volonté réelle de sécession du Québec ou du Canada chez les autres Premières Nations, malgré l’usage fréquent du vocabulaire souverainiste dans le but de faire respecter les droits fondamentaux.
Finalement, après une longue réflexion, j’ai décidé de ne pas signer le rapport de la Commission du Nunavik. Cette décision fut la plus difficile de ma carrière. Un ministre péquiste a fait pression pour que je change d’avis, mais il a rapidement compris qu’il n’en serait rien.
Le 1er décembre 2008.
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