La question des valeurs mobilières

2009/02/02 | Par Marc Chevrier

Le gouvernement Harper semble résolu à créer une commission fédérale unique des valeurs mobilières. Le Québec s’y oppose mordicus. Si le gouvernement Harper ne réalise pas son projet, un gouvernement libéral à Ottawa pourra le faire.

Cet imbroglio finira sans doute devant les tribunaux, jusqu’à la Cour suprême. En substance, la question juridique est la suivante : de l’avis général des constitutionnalistes, les valeurs mobilières relèvent du droit civil, compétence exclusive des États provinciaux. Mais selon certains juristes, fort d’une interprétation élargie de son pouvoir sur « le trafic et le commerce », le Parlement fédéral pourrait imposer une commission unique.

Or, depuis quelques années, des politologues et des juristes ont redécouvert un article oublié de la constitution de 1867, aux implications sur le partage des compétences mal comprises.

C’est l’article 94, qui autorise le Parlement fédéral à uniformiser le droit civil de certains États provinciaux de common law, moyennant leur accord. Cet article n’a jamais été utilisé et les tribunaux lui ont accordé peu d’importance dans leur interprétation de la constitution.

Beaucoup ont compris que la meilleure façon d’uniformiser le droit civil est d’obtenir des tribunaux une interprétation large des compétences générales (article 91) du parlement fédéral.

Cependant, comme l’ont remarqué Samuel LaSelva et Guy Laforest, puisque le Québec est exclu de l’application de l’article 94, c’est donc dire que la centralisation du droit civil québécois serait implicitement interdite, alors que celle du droit civil ontarien ou néo-brunswickois serait constitutionnellement possible.

LaSelva et Laforest ont même soutenu que le Québec aurait pu, sur la base de cet article, prétendre qu’il avait un droit de veto sur tout projet d’amendement constitutionnel empiétant sur sa compétence sur le droit civil.

En somme, on pourrait tirer de cet article deux conséquences :

  1. un droit de veto constitutionnel pour le Québec;
  2. un principe de non-centralisation du droit civil québécois par le droit fédéral.

 

Lors des débats fondateurs du Canada en 1865, plusieurs députés comprennent, à l’époque, que l’article 94 interdira la présentation même au parlement fédéral d’un projet de loi rognant le droit civil québécois.

Pour comprendre la portée potentielle de cet article, il faut cependant aller au-delà de son sens strict. Un fait historique fondamental, oublié aujourd’hui, est que nos pères fondateurs, très versés en histoire britannique et pour une bonne part d’origine écossaise, avaient un modèle d’arrangement asymétrique en tête : l’union anglo-écossaise de 1707.

Longtemps un royaume indépendant, l’Écosse est annexée en 1707 ; elle perd son parlement et sa couronne, mais en échange, elle obtient des garanties pour conserver son droit, ses universités et sa religion établie.

Ainsi l’Angleterre a développé avec l’Écosse une forme de gouvernance asymétrique qui a perduré jusqu’à la dévolution de 1999.

En 1865, au Parlement du Canada-Uni, John MacDonald soutient que le lien unissant l’Écosse à l’Angleterre est de nature fédérale ; il cite le traité d’Union de 1707 et ajoute même que les députés écossais à Westminster doivent approuver les lois affectant l’Écosse. C’est sur la base de ce précédent historique que l’union canadienne sera établie, dit-il.

Le Québec n’obtient certes pas un statut équivalent à celui de l’Écosse. Il retrouve un parlement à lui, devient un État fédéré, mais renonce au droit criminel.

L’autonomie concédée au Québec est loin toutefois de ce que les inspirateurs de George-Étienne Cartier avaient imaginé ; celui-ci, minoritaire parmi des fils d’Anglais et d’Écossais, s’est rabattu sur un projet plus modeste que le plan de Joseph-Charles Taché, promoteur en 1857-58 d’une autonomie quasi républicaine pour le Québec.

Les termes du compromis étaient peut-être les suivants : une autonomie québécoise limitée par des pouvoirs fédéraux unilatéraux, à la condition que le droit civil québécois soit protégé.

Pour s’opposer au projet conservateur de commission unique des valeurs mobilières, le Québec pourrait donc plaider, outre l’article 94, le préambule de la constitution de 1867, qui rappelle qu’elle repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni.

L’asymétrie à l’écossaise faisait partie, depuis 160 ans en 1867, des principes de la constitution britannique, dont avaient conscience les pères fondateurs. En somme, si une commission fédérale des valeurs mobilières voit le jour, elle sera sans compétence sur le Québec.

Cette vision des choses s’écarte de l’orthodoxie régnant chez une bonne partie des constitutionnalistes canadiens ne jurant que par l’uniformité fédérale. Cependant, il s’en faut de beaucoup que cette orthodoxie soit ébranlée.

Tout d’abord, cette vision asymétrique bouscule les habitudes intellectuelles de nos juristes et de nos juges ; plusieurs parmi eux déploieront des trésors d’ingéniosité pour torpiller tout argument fondé sur l’article 94 et le précédent anglo-écossais.

Ensuite, notre Cour suprême n’aime pas trop l’histoire, qui pèse peu dans l’interprétation du texte constitutionnel. Pour plaider l’asymétrie, il faudra remonter dans les débats fondateurs, voire fouiller dans l’histoire britannique…

De plus, la Cour suprême, qui incline à la centralisation, insiste parfois sur l’importance du fédéralisme ou tranche en faveur des États provinciaux, notamment quand l’unité canadienne paraît menacée.

Actuellement, le canadianisme unitaire a le vent en poupe ; le Québec, sans projet politique devant lui, a même enterré sa volonté d’obtenir réparation pour le rapatriement unilatéral de 1982.

Enfin, historiquement, beaucoup des juristes québécois ont trouvé leur compte dans une organisation judiciaire de type unitaire et un droit civil qui a une simple valeur résiduelle devant les compétences fédérales.

Bref, il ne faut pas se faire d’illusions sur la portée d’un fédéralisme asymétrique à l’écossaise. Cependant, pour les individus comme pour les peuples, se guérir de ses illusions, n’est-ce pas, après tout, la voie de la lucidité ?

Marc Chevrier
Professeur
Département de science politique
Université du Québec à Montréal

Voici quelques textes, pour en savoir plus sur les débats fondateurs du Canada et l’union anglo-écossaise :

Marc Chevrier, « Imperium in imperio ? Des déséquilibres, du pouvoir fédéral de dépenser et du constitutionnalisme au Canada », Queen’s Law Journal, vol. 34, no 1, automne 2008, pp. 29-74.  

Marc Chevrier, « La genèse de l’idée fédérale chez les pères fondateurs américains et canadiens », dans Alain-G. Gagnon (dir.), Le fédéralisme canadien contemporain, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2006, pp. 19-61.

Marc Chevrier, « Le Québec, une Écosse française ? Asymétries et rôle des juristes dans les unions anglo-écossaise (1707) et canadienne (1867) », dans Linda Cardinal (dir.), Le fédéralisme asymétrique et les minorités linguistiques et nationales, Sudbury, Prise de parole, pp. 51-97.

T.M. Devine, The Scottish Nation 1700-2000, Londres, Penguin Books, 2000, 695 p.

Michel Duchein, Histoire de l’Écosse, Fayard, Paris, 1998, 593 p.

Guy Laforest, Pour la liberté d’une société distincte, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004, 353 p.

Alain-G. Gagnon et Luc Turgeon, « Managing Diversity in Eighteenth and Nineteenth Century Canada: Québec’s Constitutional Development in Light of the Scottish Experience », Commonwealth & Comparative Politics, vol. 41, no 1, mars 2003, pp. 1-23.