L’entrevue est parue dans Nouvelles CSQ, Printemps 2009, le magazine de la Centrale des Syndicats du Québec. Catherine Gauthier est rédactrice en chef du magazine.
Sociologue de renommée internationale, Gösta Esping-Andersen est spécialiste des questions relatives à l’État-providence et à la protection sociale. Aujourd’hui professeur à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone et conseiller auprès du président de la Commission européenne, il a aussi enseigné notamment à Harvard, travaillé pour des organisations internationales telles que l’OCDE et les Nations Unies ainsi que pour plusieurs présidences de l’Union européenne.
L’avenir de l’État-providence semble compromis… Pourrons-nous en assurer la viabilité financière avec le vieillissement de la population ainsi que les dépenses de santé et de retraite qui gonflent à vue d’œil ? Déjà, plusieurs pointent du doigt ce modèle qu’ils accusent non seulement d’être inefficace et coûteux, mais aussi de freiner la croissance économique.
Et si on cessait d’associer la protection sociale à une dépense et qu’on l’envisageait plutôt comme un investissement dans l’avenir ? Un investissement stratégique destiné à préparer et à outiller les individus, dès leur petite enfance, pour qu’ils puissent répondre aux défis économiques de demain tout en continuant à les soutenir dans les moments difficiles ?
C’est l’idée que défend Gösta Esping-Andersen dans son plus récent livre intitulé Trois leçons sur l’État-providence. Nouvelles CSQ s’est entretenu avec ce chercheur de renom. Des propos qui portent à la réflexion…
Nouvelles CSQ : Au cours des derniers mois, les gouvernements de plusieurs pays ont investi des milliards pour soutenir des multinationales au bord du gouffre et ont rendu public leur plan de relance économique. L’ampleur des déficits pourrait éventuellement les entraîner à réduire les dépenses publiques. Devrions-nous profiter de la situation actuelle pour redéfinir l’État-providence ? Quelle stratégie devraient privilégier nos gouvernements ?
Gösta Esping-Andersen : De façon générale, l’État-providence est vraiment le meilleur et le plus efficace fournisseur de sécurité sociale. La plupart des programmes d’assistance sociale sont d’ailleurs indispensables dans les domaines du soutien au revenu et des services. En aucun cas, on ne doit renoncer à ces avantages au nom de quelconques investissements. Il faut plutôt établir des priorités et orienter les politiques en conséquence, qu’il y ait crise ou non. Par ailleurs, il faut aussi reconnaître que le rôle de l’État-providence a été et demeure trop passif pour ce qui est d’investir suffisamment pour les enfants.
Nouvelles CSQ : Nos gouvernements devraient donc cibler davantage les tout-petits ?
Gösta Esping-Andersen : Absolument. En fait, la stratégie consiste à fournir des services universels et de haute qualité aux enfants de 1 à 6 ans en plus des congés parentaux rémunérés couvrant autant que possible toute la première année de vie d’un enfant.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, on a tenu pour acquis que l’expansion et la démocratisation de l’accès à l’éducation corrigeraient les inégalités sociales et stimuleraient la mobilité sociale. Nous savons maintenant que cette hypothèse était tout à fait erronée.
D’une part, les systèmes d’éducation sont très mal équipés pour corriger les inégalités qui sont déjà implantées avant même que les enfants n’arrivent à l’école. De plus, nous disposons d’un grand nombre de preuves pour démontrer que les conditions de vie au cours de la petite enfance ont un effet déterminant sur la scolarisation prolongée, sur la santé et sur d’autres conséquences très importantes comme la délinquance.
Et, ce qui est encore pire, un mauvais départ a des effets durables, non seulement pendant l’enfance, mais aussi à l’âge adulte, sur les capacités, les revenus et le comportement parental. En temps de crise, ce sont d’ailleurs les individus aux compétences insuffisantes qui sont les plus vulnérables.
Enfin, il faut aussi se rappeler qu’à l’avenir, les prochaines générations d’enfants seront plus petites et qu’elles devront soutenir une population âgée très nombreuse. Elles devront aussi pouvoir bien fonctionner dans une économie du savoir. Voilà pourquoi il est primordial que nous assurions un bon départ à tous les enfants.
Nouvelles CSQ : Plusieurs facteurs expliquent l’inégalité des chances de départ dans la vie. Ont-ils tous la même importance ?
Gösta Esping-Andersen : L’inégalité des chances de départ dans la vie dépend d’un ensemble de facteurs durant l’enfance : un faible revenu familial (et l’insécurité économique) ainsi que l’intensité et la qualité de la présence parentale. On peut affirmer à coup sûr que ce dernier point est le plus important : est-ce que les parents lisent avec leurs enfants ? Font-ils des jeux de société avec eux ? Etc.
La culture d’apprentissage de la famille est primordiale, car elle influence directement le développement cognitif et les aptitudes à l’apprentissage de l’enfant. C’est dans une très vaste proportion que le départ des enfants dans la vie est affecté négativement par l’un ou l’autre de ces facteurs ou par les trois. Cette proportion est cependant moindre au Canada qu’aux États-Unis.
Nouvelles CSQ : Les services de garde universels du Québec font l’envie de plusieurs au Canada et ailleurs dans le monde. Or, certains s’interrogent sur cette prise en charge par l’État. Pourquoi les contribuables devraient-ils assumer ces coûts ? Quels sont les avantages d’un tel système pour la société ? Y a-t-il un réel retour sur l’investissement ?
Gösta Esping-Andersen : Les enfants sont à la fois un bien privé, puisque les parents les désirent, et un actif pour la société. Il y a eu des tentatives pour déterminer monétairement la valeur sociale moyenne d’un enfant. Des estimations faites aux États-Unis l’ont établie à 100 000 $ US pour la durée d’une vie (en tenant compte des coûts tels que le financement des écoles, etc.). Toutefois, ces estimations masquent des variations importantes.
Prenons le cas des décrocheurs, ils engendrent des coûts non négligeables... Par exemple, les frais d’une détention aux États-Unis équivalent à peu près aux droits de scolarité de l’Université Harvard. De plus, les programmes de soutien du revenu, comme l’assurance emploi ou l’assistance sociale, sont surchargés de personnes qui ont connu l’échec scolaire, ce qui ajoute aux coûts de ces mécanismes.
On peut aussi calculer le rapport coûts-avantages d’une autre façon : si les enfants ont un bon départ pendant leurs premières années de vie, ils apprennent beaucoup plus efficacement par la suite. Cela signifie moins de dépenses pour des programmes de rattrapage et autres mesures correctives durant les années scolaires qui, habituellement, ne fonctionnent pas très bien de toute façon.
De plus, les investissements réalisés avant l’entrée à l’école, particulièrement chez les enfants à risque d’échec, ont des effets substantiels et durables qui entraînent des retours nets très élevés. Aux États-Unis, par exemple, on estime que chaque dollar investi pour les enfants défavorisés d’âge préscolaire rapporte à la collectivité entre 5,60 $ (selon l’estimation la plus conservatrice) et 12,50 $. Ce sont là des retombées très importantes.
Enfin, des services de garde de haute qualité à prix abordable contribuent aussi à la conciliation famille-travail pour les femmes, ce qui augmente la disponibilité des mères sur le marché du travail pendant toute leur vie. J’ai tenté d’établir la valeur monétaire de cette retombée pour le Danemark. Price Waterhouse a fait de même pour le Royaume-Uni et est parvenu à des résultats semblables.
La disponibilité supplémentaire de main-d’œuvre féminine, en raison des paiements d’impôt qui en résultent, compense amplement le coût initial des frais de garde subventionnés. En d’autres mots, on gagne sur les deux tableaux !
Nouvelles CSQ : Dans votre livre, vous présentez la stimulation précoce durant la petite enfance et le support à la famille comme une stratégie efficace pour accroître la productivité de la force de travail de demain. Au Québec, le programme de garderies à 7 $ par jour permet aux enfants de bénéficier des mêmes services. Cependant, la contribution fixe des parents, quels que soient leurs revenus, est décriée par plusieurs comme étant inégalitaire. Que pensez-vous de cette approche ?
Gösta Esping-Andersen : Il est crucial que les services de garde offerts soient de haute qualité et abordable. Le Danemark constitue un excellent point de comparaison, puisque la politique s’y applique de façon pratiquement universelle. Ici, la contribution des parents équivaut normalement à un tiers du coût total. Les frais sont réduits pour les familles à revenu plus faible et ils sont même nuls pour les familles très pauvres.
Au Québec, les frais de 7 $ par jour représentent une contribution parentale d’environ 200 $ par mois, ce qui se rapproche beaucoup de la situation au Danemark. Je crois cependant qu’il faut diminuer les coûts jusqu’à la gratuité pour les parents à faible revenu, surtout parce que les enfants de ce type de familles (où les mères monoparentales, les personnes peu scolarisées et les immigrants sont largement surreprésentés) sont ceux qui ont le plus grand besoin de ces services et qui en bénéficieront le plus.
Nouvelles CSQ : Le régime public universel de santé du Québec fait face à de nombreux défis : population vieillissante, hausse de la demande des soins de santé, pénurie de personnel, listes d’attente… Certains affirment que le développement du secteur privé permettrait au public d’accroître son efficacité et de réduire ses coûts. Êtes-vous d’accord avec cette idée ?
Gösta Esping-Andersen : La privatisation des services de santé n’entraînera pas de réductions de coûts. Ce sera plutôt le contraire. Les plans privés et les fournisseurs de services de santé sont généralement plus coûteux à cause de leurs frais d’administration fixes plus élevés en plus du profit, bien entendu.
Nouvelles CSQ : En considérant l’accélération du vieillissement de la population, les retraites précoces et la progression de l’espérance de vie, la société sera-t-elle en mesure de maintenir l’État-providence et d’assurer par le fait même la viabilité des caisses de retraite ?
Gösta Esping-Andersen : À l’heure actuelle, la politique la plus efficace pour faire face au vieillissement consisterait à repousser l’âge de la retraite à 65 ans, comme c’était le cas auparavant. Sur le plan financier, cette stratégie serait avantageuse à la fois pour les citoyens et le gouvernement, puisqu’elle aurait pour conséquence d’augmenter le nombre d’années de cotisation et de réduire la durée de la retraite.
Malgré le report du début de carrière, dû à une plus longue éducation, ainsi que les progrès énormes en longévité et en nombre d’années sans incapacités, les travailleurs des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont pris leur retraite de plus en plus tôt. Et ce, principalement en raison du fait que les industries tentaient de se départir des travailleurs plus âgés aux salaires plus élevés et à la santé plus fragile. De plus, dans de nombreux pays, les travailleurs avaient peu de raisons de demeurer en poste, puisque les contributions supplémentaires n’auraient pas augmenté les revenus de pension.
Pour reporter l’âge de la retraite, il faut donc réformer nos façons de faire en favorisant notamment des modalités de départ à la retraite flexibles et différenciées, telles que des départs en retraite partielle.
Nouvelles CSQ : Ce report de l’âge de la retraite n’entraîne-t-il pas un problème d’équité ?
Gösta Esping-Andersen : En effet. Les travailleurs peu spécialisés et à bas revenu meurent beaucoup plus tôt que ceux qui ont une éducation supérieure. Dans certains pays, la différence est de l’ordre de cinq ou six ans. Par conséquent, une politique équitable devrait permettre d’ajuster progressivement l’âge de la retraite selon la longévité. Je proposerais que l’âge de la retraite soit indexé positivement selon la rémunération de toute la vie.
Un défi semblable se pose quant au nombre possiblement élevé de travailleurs qui se retrouvent avec des économies pour la retraite insuffisantes. Traditionnellement, il s’agissait surtout des femmes. Mais à cause des changements continus qui surviennent dans le marché du travail, on peut s’attendre à ce que cela s’étende de façon plus générale aux travailleurs peu spécialisés. Ils font face à des risques de chômage élevés et à des perspectives de rémunération de moins en moins favorables. Une partie du contrat intergénérationnel devrait donc comprendre une garantie minimale de revenu de retraite, comme les pensions du peuple dans les pays nordiques. Le fardeau financier additionnel de l’État serait probablement modeste, tout en allégeant celui des programmes de rentes de retraite.
Nouvelles CSQ : Alors comment garantir l’équité entre les retraités de demain ?
Gösta Esping-Andersen : Une bonne politique en matière de retraite, paradoxalement, doit commencer par les bébés et les enfants. Car pour garantir l’équité entre les retraités de demain, il faut tout d’abord assurer dès aujourd’hui plus d’équité aux enfants en matière de stimulations cognitives et d’éducation.
De plus, nous savons qu’une retraite sûre découle essentiellement de la réussite de la vie professionnelle qui dépend de la qualité de l’enfance et de la jeunesse. Dans une économie du savoir, les citoyens peu qualifiés ou qui ont de faibles compétences risquent d’être condamnés aux bas salaires et à la précarité de l’emploi. Lorsqu’on considère les taux d’abandon scolaire précoce, on a une bonne indication du nombre de jeunes à haut risque de pauvreté au cours de leur vie. Voilà pourquoi il est primordial d’assurer un bon départ dans la vie à tous les enfants.
Dans la même catégorie
2024/12/04 | Comment tenir tête aux gants du Web? |
2024/12/04 | Pour l’abrogation de l’exception religieuse en matière de discours haineux |
2024/11/08 | Agir avec force pour une école laïque |
2024/11/01 | Les petits contes voilés |
2024/10/25 | Le cas de l’école Bedford et les limites de la loi 21 |