Il est environ 10 heures du soir et ça frappe violemment à la porte de mon appartement de la rue Visitation. « Dubuc, tu viens-tu ? On s’en va occuper CKVL ! », me lance Falardeau. Nous sommes en 1972 et les travailleurs et les travailleuses débrayent un peu partout au Québec pour protester contre l’emprisonnement des trois chefs syndicaux, Laberge, Pepin et Charbonneau, qui avaient recommandé à leurs troupes de défier la loi spéciale du gouvernement Bourassa les forçant à retourner au travail lors de la grève du Front commun quelques mois auparavant.
Partout, au Québec, les travailleurs quittent leur lieu de travail. À plusieurs endroits, ils occupent les postes radio et diffusent des appels à suivre leur exemple. À Sept-Îles, ils ferment la ville. Falardeau, qui habite tout près de chez moi – rue Beaudry si je me souviens bien – ne peut évidemment pas se contenter d’un rôle de spectateur et parcourt le quartier pour rassembler tous les gens qu’il connaît. Et cap sur CKVL!
On entre en coup de vent. (À l’époque, il n’y avait pas vraiment de postes de sécurité à l’entrée des bureaux des médias.) « On s’en vient occuper la radio », lance Falardeau en demandant à l’animateur en ondes de lui céder sa place. Ce que ce dernier fait sans trop rechigner. Il était bien entendu au courant de ce qui se passait à travers le Québec et, comme bien d’autres, il était soit sympathique aux grévistes ou détestait Bourassa. La plupart du temps, les deux se confondaient.
Falardeau s’empare du micro et nous assigne comme mission de fouiller dans la discothèque pour trouver tout ce qui pourrait de près ou de loin ressembler à des chansons révolutionnaires. Ceux qui se souviennent de la programmation musicale de CKVL conviendront que ce n’était pas une mince tâche.
Pendant que nous fouillons dans les microsillons, nous entendons Falardeau haranguer la population et l’inviter à se soulever contre les pouvoirs en place. Je ne me souviens plus, bien entendu, de ses paroles exactes, mais ça devait ressembler au Manifeste du FLQ. Le tout parsemé de câlisses, de ciboires et de tabarnaks. Puis, plus rien. Quelqu’un quelque part a coupé la transmission.
« C’est parce qu’il a sacré en ondes », nous disent les employés de CKVL. « Sinon, il aurait pu continuer tant qu’il voulait ». Mais oui, chose. Combien de fois, n’ai-je pas entendu la même critique à l’égard de Falardeau, tout comme à l’égard de Michel Chartrand d’ailleurs. « S’il ne sacrait pas, son message passerait mieux. » Dans la plupart des cas, c’est le message qu’on n’aime pas, mais c’est plus facile de s’en prendre à la forme, aux sacres, alors que ceux-ci ne font qu’amplifier le message.
J’avais connu Falardeau à l’Université de Montréal. Il étudiait en anthropologie, j’étudiais en science politique et nous nous retrouvions souvent dans l’aire de repos, près des distributrices, où nous commentions l’actualité en regardant passer les filles.
Déjà, Falardeau était passionné par le cinéma. Le vidéographe venait d’ouvrir ses portes sur la rue St-Denis et mettait à la disposition de ceux qui le désiraient des équipements de tournage. Falardeau n’allait pas rater ce virage technologique.
Un jour, il m’avait proposé de l’accompagner au Forum pour un programme de lutte où il faisait du repérage pour ce qui allait devenir Continuons le combat !, son premier film. Pour Falardeau, l’anthropologue, la lutte, c’était du théâtre populaire. Avec les bons, les méchants, et l’arbitre qui représentait les forces de l’ordre, la police, bête et stupide, qui ne voyait jamais les coups illégaux du méchant mais ne laissait rien passer au bon.
Je me souviens que les premiers combats ne suscitaient pas grand enthousiasme. Les spectateurs, en fait surtout les spectatrices, se moquaient des lutteurs. Je n’étais pas impressionné. « Attends!, attends! », me disait Falardeau. Il avait raison. Quand Johnny Rougeau et Mad Dog Vachon sont montés dans l’arène, la foule s’est déchaînée. Surtout les femmes. Falardeau était aux anges. C’est cela qu’il voulait filmer.
Pour la première du film, il avait eu le culot d’inviter les lutteurs. Je me souviens qu’il était extrêmement nerveux. « S’ils pensent que je ris d’eux autres, ils vont me casser la gueule. » Mais les lutteurs sont de grands comédiens et ils allaient apprécier son humour. Peut-être qu’Elvis Gratton est né ce jour-là.
Plus tard, nous nous sommes croisés à quelques reprises. Nous avions nos divergences. Il pensait que l’indépendance était un programme en soi. Je crois toujours qu’il faut l’habiller d’un projet de société. Cela a été la source de quelques flammèches. Je me souviens que, lors de la première du film de Jean-Claude Labrecque sur le RIN, nous avions convenu de garder nos munitions pour attaquer les fédéralistes. Il y avait abondance de cibles de ce côté-là.
Dernièrement, je l’ai croisé au Multimags de la rue Mont-Royal. Il venait d’acheter La Presse. « Il faut savoir ce que pensent nos ennemis », me lance-t-il sourire en coin avant d’enchaîner : « Y se passes-tu quelque chose au PQ? Je trouve que c’est ben tranquille! » Malheureusement, je n’ai pas senti que mes réponses l’avaient rassuré.
Sa mort m’attriste. Aussi avais-je envie de partager quelques vieux souvenirs d’un Falardeau sur la ligne de front à CKVL et avec le peuple au Forum. Comme quoi le Falardeau d’hier était le même que celui d’aujourd’hui.
Continuons le combat !
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