« Mais quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne - que cette abominable affaire […] Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. »Émile Zola, Lettre au président de la République, le 13 janvier 1898, au sujet de l’affaire Dreyfus
M. Harper,
votre récente prorogation du Parlement, tout à fait gratuite, a entraîné une baisse de vos appuis dans les sondages nationaux. Vous tentez actuellement de redorer votre blason en faisant flèche de tout bois en politique extérieure.
Mais les faits sont têtus. Et ils pointent tous dans la même direction : la dérive antidémocratique actuellement en cours à Ottawa. En effet, l’avenue autoritaire empruntée par votre gouvernement, pourtant minoritaire, nous inquiète au plus haut point. Un bref tour d’horizon de quelques champs névralgiques permettra de donner un aperçu de la gravité de la situation et précisera les motifs de notre indignation.
1- L’ENVIRONNEMENT
En ce domaine, on le sait, votre gouvernement accumule les Prix fossile. Et c’est parfaitement justifié. Depuis l’arrivée de votre parti au pouvoir, tous les ministres de l’Environnement qui se sont succédés, non seulement n’ont pas cru à l’importance des politiques environnementales, mais ont méthodiquement esquivé toute action crédible en la matière!
Bien sûr, le fait que le dernier en liste, M. Jim Prentice, rencontre régulièrement les 1570 lobbyistes professionnels du pétrole, dont l’audience auprès de votre gouvernement semble immédiate, et que l’un de ses adjoints soit lui-même un ancien lobbyiste, n’aide pas à rectifier le tir. Mais à nos yeux, cela ne suffit pas à justifier vos positions rétrogrades sur l’environnement. Faut-il rappeler
. votre tentative de saboter toutes les conférences internationales sur la question des changements climatiques, les positions adoptées dans le dossier à Copenhague en décembre dernier en constituant une bien triste illustration ;
. la coupure dans les subventions destinées aux équipes de recherche sur l’évolution du climat ;
. la subvention de 800 millions pour une technique de captage souterrain des émissions de gaz à effet de serre, expérimentale et hautement discutable, qui permet aux compagnies pétrolières de l’Alberta de continuer à polluer, tout en se donnant bonne conscience ?
Et nous n’avons pas encore évoqué votre dissimulation coupable du rapport de Santé Canada sur l’impact sanitaire des changements climatiques au pays, La santé humaine dans un climat changeant, un geste qui évoque irrésistiblement le style de gouvernance des pays de l’ex-URSS. C’est pourquoi,
nous accusons votre gouvernement de céder aux pressions néolibérales et de défendre en priorité les intérêts de l’industrie pétrochimique des sables bitumineux!
2- LA POLITIQUE INTERNATIONALE
L’organisation d’une conférence mondiale sur la reconstruction en Haïti ou encore votre récent discours au Forum économique mondial de Davos constituent certes des initiatives méritoires, mais ils contredisent de manière flagrante certains gestes récents de votre gouvernement.
Bien sûr, il faudrait « améliorer la santé des femmes et des enfants dans les régions les plus vulnérables de la planète », mais ne faudrait-il pas regarder d’abord dans notre propre cour?
Qu’en est-il par exemple de la situation des peuples autochtones du Canada, particulièrement en ce qui a trait à la santé maternelle et infantile? Et pourquoi n’avoir pas appuyé, en septembre 2007, une déclaration parrainée par l’ONU sur les droits des peuples autochtones? Par ailleurs,
. pas plus tard que l’an dernier, votre gouvernement a mis fin à l’aide aux pays les plus pauvres de l’Afrique francophone,
. votre député de Saskatoon-Humboldt, Brad Trost, lançait, il y deux mois à peine, une pétition pour couper le financement fédéral d’International Planned Parenthood Federation, un organisme précisément voué à aider les femmes des pays en développement à mieux planifier leurs maternités et à prendre en main leur santé,
. vous affichez un mépris non dissimulé pour l’ONU et les diverses institutions internationales, le désormais célèbre épisode du Tim Horton ou encore le refus d’assister au discours du président Obama manifestant à cet égard une puérilité navrante,
. quand des organismes indépendants ne traduisent pas fidèlement l’orientation idéologique de votre gouvernement, vous tentez de les noyauter, comme le montre la situation chaotique qui prévaut actuellement à l’organisme Droits et Démocratie. C’est pourquoi,
nous accusons votre gouvernement de détruire l’image de neutralité bienveillante du Canada sur la scène internationale et de l’isoler volontairement du concert des nations!
3- L’AFGHANISTAN
Touchant la guerre au terrorisme et le conflit en Afghanistan,
. selon toute vraisemblance, vous avez toléré que notre pays serve d’intermédiaire dans des cas de torture et, à ce propos, avez refusé de donner suite aux rapports accablants du diplomate Richard Colvin, un courageux dénonciateur, avant d’essayer de le faire taire et d’attaquer ensuite méthodiquement sa crédibilité,
. vous êtes allé jusqu’à proroger le Parlement pour bloquer le travail du Comité parlementaire sur la question des détenus afghans, un fait candidement reconnu par Tom Flanagan, votre mentor politique,
. vous refusez obstinément de rapatrier Omar Khadr, malgré une décision de la Cour fédérale, confirmée par la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême qui, toutes, ont statué qu’on avait violé ses droits en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne (sans parler de la violation de la Convention internationale des droits de l'enfant, dont notre pays est signataire, et dont nos différentes cours n’ont pas parlé, parce que cela ne relève pas de leur juridiction). C’est pourquoi,
nous accusons votre gouvernement de violer les conventions internationales contre la torture, dont nous sommes pourtant signataire, et d’aggraver la situation en faisant tout en votre pouvoir pour camoufler la vérité!
4- LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Vous et vos ministres semblez trop souvent allergiques aux résultats scientifiques, surtout quand ils ont l’heur de contredire vos préjugés moyenâgeux. C’est ainsi que
. vous avez diminué les subventions des conseils canadiens de recherche,
. vous camouflez les velléités créationnistes de certains de vos députés et ministres,
. vous continuez à nier des conclusions internationales sur le réchauffement climatique, qui font pourtant largement consensus à l’intérieur de la communauté scientifique,
. vous avez sabré dans le budget du seul organisme national de recherche en matière de climat, la Fondation canadienne sur les sciences du climat et de l’atmosphère,
. et vous avez mis à l’écart la présidente de la Commission de la sécurité nucléaire, Mme Linda Keen, qui avait osé contester la position de votre gouvernement dans l’affaire de la centrale de Chalk River. C’est pourquoi
nous accusons votre gouvernement de faire preuve d’obscurantisme et de constituer un frein à la recherche scientifique, libre et désintéressée!
5- INSTITUTIONS et VIE DÉMOCRATIQUE
On le sait, la libre circulation de l’information constitue le nerf d’une démocratie vigoureuse. Mais vous pratiquez un contrôle obsessionnel de l’information à tous les niveaux. Ainsi,
. vous refusez d’assumer l’imputabilité en ne vous présentant pas aux périodes de questions de la Chambre des communes (quelle ironie quand on se rappelle que la première loi passée par votre gouvernement, lors de son élection en 2006, avait pour but de rendre imputable le gouvernement canadien!),
. votre Bureau bloque volontairement le travail de la presse et des médias, allant jusqu’à créer sa propre agence de communications afin de contourner les journalistes de la tribune parlementaire,
. vous muselez vos propres députés,
. vous avez honteusement tenté, fin 2008, d’étouffer les partis d’opposition en coupant leurs budgets, créant de toutes pièces une crise constitutionnelle inutile et coûteuse,
. et vous utilisez de manière partisane la prorogation du Parlement, une mesure qui devrait pourtant demeurer tout à fait exceptionnelle. C’est pourquoi,
nous accusons votre gouvernement de chercher constamment à limiter la circulation de l’information et de porter atteinte au pouvoir des médias, pourtant essentiels à la qualité du débat public. En outre, vous faites preuve d’aveuglement parlementaire et d’obstruction démocratique!
6- DROITS et JUSTICE SOCIALE
Et comme si tout cela ne suffisait pas, vous attaquez aussi les acquis sociaux des groupes les plus vulnérables de la société. Ainsi,
. vous avez coupé dans les services offerts aux femmes et dans les budgets des organismes qui assurent la promotion de leurs droits,
. vous tentez par tous les moyens d’abolir le registre des armes à feu et
. vous refusez de renouveler le mandat des organismes de surveillance qui ont contesté vos positions. C’est pourquoi,
nous accusons votre gouvernement d’attaquer les acquis des femmes et de vouloir les empêcher de défendre leurs droits! Nous l’accusons en outre de mettre en danger la sécurité du public par des actions partisanes et revanchardes!
* * *
L’accumulation des ces faits est tout simplement accablante. Après quatre années de pouvoir, nous attendons toujours, M. Harper, que vous fassiez enfin preuve de l’étoffe, de la dignité et de la hauteur de vue qu’exige la position de chef du gouvernement canadien.
Mais devant la multiplication des décisions idéologiques et des entorses à la démocratie, nous ne pouvons plus nous taire, car cela reviendrait à cautionner l’inacceptable et à légitimer le dérapage contrôlé de votre style de pouvoir.
Votre penchant pour l’ingérence politique, la tactique à courte vue et le discrédit de tous ceux qui ne partagent pas votre point de vue semblent en effet, chez vous, irrépressibles.
Aussi, notre honte et notre désarroi, M. Harper, sont-ils à la mesure du mépris que vous affichez envers vos concitoyens et les institutions démocratiques du pays.
À nos yeux, plus d’illusion possible : ce qui subsistait de progressiste dans l’ancien parti de MM. Clark et Mulroney a sombré corps et biens.
En lieu et place, on ne trouve plus qu’une vision archaïque de la société, un déni profond des enjeux de notre temps, une utilisation méthodique de la realpolitik au service d’intérêts partisans, ainsi qu’une volonté de concentrer le maximum de pouvoir dans les mains de l’exécutif.
En dehors du néo-conservatisme, point de salut! Aussi, d’ici à ce que votre mandat – comme Zola, nous allions écrire votre règne – achève, nous affirmerons haut et fort que vos années au pouvoir auront été un déshonneur pour le Canada.
Nous profitons d’ailleurs de l’occasion pour lancer un appel à tous : il faut à tout prix empêcher votre gouvernement d’obtenir la majorité tant convoitée. Car la lutte contre vos positions rétrogrades, idéologiques et potentiellement dangereuses doit maintenant devenir une priorité pour tous les citoyens d'un pays qui se targue d’être encore démocratique.
Veuillez agréer, M. le Premier ministre, nos salutations distinguées,
Philippe Etchecopar
Stéphane Imbeault
Lucien Roy et
Jean-Claude Simard,
enseignants au Collège de Rimouski