Où êtes-vous Camille, maintenant qu’on a besoin de vous ?

2010/04/14 | Par Jean-Claude Germain

Chaque fois que la question du poids politique, culturel et démographique de la langue se pose, un nouveau bataillon monte aux barricades pour s’inquiéter de la qualité de la langue, comme si la pureté du français parlé au Québec – comme une potion magique - nous rendrait invulnérables en Amérique du Nord. C’est un réflexe atavique !

Au Québec, chaque fois que les oiseaux volent bas, que la vie est moche et que le ciel est poche ; lorsque les chats sont nerveux et les enfants malcommodes ; chaque fois que les ponts sont bloqués ; que les trous dans les rues sont de la grandeur des intersections et que les urgences débordent ; quand le taux des licenciements dépasse même le taux des suicides et des décrochages; bref, quand on a usé de tous les atermoiements, étiré tous les délais et épuisé tous les recours ; bref, quand on ne peut plus tergiverser, branler dans le manche ou stâller plus longtemps : le temps est mûr pour lancer une nouvelle campagne du Bon parler français. Ça marche à tout coup.

C’est le seul secret d’État que les premiers ministres québécois sont tenus de transmettre à leur successeur au moment de la passation des pouvoirs. Lorsque rien ne va plus, cher collègue, blâmez l’orthographe et la grammaire pour toutes les fautes de la société. C’est une riposte imparable pour détourner l’attention et occulter les débats.

Cela dit, les campagnes du Bon parler qui monopolisent invariablement toutes les tribunes médiatiques n’ont jamais obtenu et n’obtiendront jamais le moindre succès auprès des classes populaires. Il y a une belle lurette que ces dernières ont compris que le droit de parole et la bouche en cul de poule ne sont pas synonymes.

Si la provocation avait été la seule raison d’employer le joual au théâtre dans les années 70, la langue populaire ne se serait pas imposée sur toutes les scènes québécoises depuis. Le but premier de la dramaturgie d’alors était de tendre un miroir aux spectateurs où ils pouvaient se reconnaître dans leurs mots, leurs sentiments, leurs revendications, leurs rêves, leurs mythes; bref, habiter leur langue dans tous ses états, ses registres, ses images, sa poésie, sa respiration et ses non-dits, qui donnent corps et résonance au silence que les spectateurs partagent dans une salle de théâtre.

La différence entre le français de France et le québécois, ce sont les silences. On ne se tait pas devant les mêmes choses. Et on pourrait même ajouter qu’il nous arrive de nous taire parce qu’on manque de mots, devant ce qui nous dépasse.

Avant l’avènement du théâtre québécois, la question du français parlé au Québec n’avait jamais été posée dans le contexte global d’une culture autonome. Pendant plus de cent ans, le questionnement traditionnel s’est résumé, et se résume toujours, à un face-à-face avec un miroir français qui s’obstine à ne pas refléter l’image québécoise de son interlocuteur, lequel, pour sa part, n’arrive pas à définir si le problème, c’est lui ou si c’est le miroir ?

Nous voulons absolument que l’anglais soit du français, et nous croyons y parvenir en employant des mots qui, pris isolément, sont français, mais qui, réunis, forment très bien des tours de phrases essentiellement anglais , notait déjà Arthur Buies en 1888.

Voilà pour le diagnostic ! Une schizophonie aiguë. Vingt-cinq ans plus tard, Olivar Asselin pousse plus avant l’étude du cas.

_ Il y a parmi nous toute une école qui croit que dans l’ordre intellectuel la langue peut vivre indépendamment de la pensée. C’est ce groupe qui est responsable de la médiocrité presque générale de notre enseignement secondaire, encore plus à déplorer que les défauts de notre enseignement primaire, souligne le pamphlétaire. D’autres, assez intelligents pour comprendre la relation du cerveau à la langue, ne veulent pas de la pensée française tout bonnement parce que c’est la pensée française. Si elle venait d’Angleterre, d’Allemagne, de Russie ou de Patagonie, la pensée française ne les effraierait pas, mais comme la pensée française doit, dans l’ordre naturel des choses, venir de France, la pensée française est chose dangereuse. »

Pour l’école maniaco-dépressive de Jules Fournier, le diagnostic doit être révisé : la schizophénie est une catatophonie avancée.

De cerveaux à moitié noyés et dissous dans l’à-peu-près, vous ne tirerez pas, quoique vous fassiez, un langage précis, correct, français, en un mot, vous ne ferez pousser des pommes excellentes sur un vieux pommier tout branlant et tout rabougri », soupire le polémiste fatigué. « Ce ne sont pas les fruits qu’il faut soigner : c’est l’arbre; ce n’est pas notre langage: c’est la mentalité qui le produit. »

Quinze ans plus tard, nous entrons dans l’ère des experts. Le behaviorisme et la neurologie sont à la mode. You are what you learn! It’s all in the head ! Aux dires de Victor Barbeau, l’ophone n’est plus le seul responsable de sa schizophonie.

S’il s’en trouve un si grand nombre parmi nous qui, à leur langue maternelle, préfèrent l’anglais, n’en blâmons point les circonstances, le milieu, I’environnement. L’éducation qu’ils ont reçue en est seule coupable. Pourquoi parleraient-ils français puisqu’on ne leur a jamais appris à penser en français ? Qu’on délaisse donc les mots une bonne fois et qu’on s’occupe enfin des cerveaux. C’est là qu’est le mal, pas ailleurs », décrète Barbeau, qui n’hésiterait pas à prescrire l’électrochoc pour sortir la population de « sa médiocrité intellectuelle ».

Vers la fin des années cinquante, c’est un traducteur de métier, Pierre Daviault, qui débusquera le virus qui fait tant de ravage dans le cerveau appauvri des Québécois.

_ La traduction a saboté le vocabulaire et ce sont les traducteurs qui créent la plupart des anglicismes dont notre langue est infestée. Nous en sommes au point où nous ne pensons plus français ni anglais, nous pensons traduction. »

Depuis maintenant plus d’un siècle, peu importe le diagnostic - ou, ces jours-ci, la statistique – la médication linguistique est toujours la même: il faut guérir la langue par la langue. Le seul homme politique qui, dans toute l’histoire du Québec, a su proposer et imposer une approche autre que celle d’une campagne du Bon parler a été le docteur Camille Laurin.

Il revenait à un authentique psychiatre d’établir que la schizophonie n’était pas une maladie, mais un symptôme.

_ Si le Québec a mal à sa langue, c’est que le corps entier de la nation est malade. Et c’est tout le corps qu’il faut guérir », répétait le docteur, au moment de l’adoption de la loi 101, en 1977.

«La Charte de la langue française n’est rien d’autre que le geste d’un peuple qui est résolu à vivre sa vie», rappelait Camille Laurin, lors du débat en 3e lecture. « Ce n’est pas au nom d’une vénération inconditionnelle pour la langue française prise comme une abstraction que le Québec se donne maintenant cette loi historique. C’est au nom du respect de soi-même. »

En 1997, le seul fait d’apprendre que la présidente de la Société Saint-Jean-Baptiste, Nicole Boudreau, était à organiser une manifestation publique pour souligner le vingtième anniversaire de l’adoption de la loi 101 avait fait sortir Lucien Bouchard de ses gonds. À la fin de la rencontre, le chef du Parti québécois n’avait pas décoléré de tout l’entretien. Son seul regret était de ne pas pouvoir interdire l’événement.

Le premier ministre Lucien Bouchard, on s’en souvient, avait des problèmes avec son miroir lorsqu’il oubliait de s’adresser à lui en anglais. Ce qu’on ignore généralement, c’est qu’il en avait de plus graves encore lorsque le miroir lui répondait en français, avec la voix posée et calme du docteur Laurin, sur des questions qu’il aurait préféré ne pas se poser.

Sur le statu quo, rebaptisé paix linguistique, entre autres sujets :

_ Ce qui me paraît troublant dans le combat que mène le milieu des affaires, y compris un certain milieu francophone, contre la politique québécoise de la langue française, c’est de le voir dresser le drapeau de la défaite, de la catastrophe économique inévitable. »

Le statu quo qu’on nous demande d’ériger au nom d’un tel réalisme économique, on nous le demande aussi au nom de ce qui serait le plus beau fleuron de notre histoire collective : notre séculaire et vertueuse tolérance. Une pareille vertu qui tolère l’injustice séculaire et qui se nourrit de la peur et de la défection ne saurait orner la première page de notre politique linguistique. »L’apprentissage collectif de la confiance en soi suppose que nous nous débarrassions de ce sentiment de culpabilité qui nous paralyse à toutes les fois que, comme peuple, nous tentons de nous définir. Il faut cesser de croire que nous constituons un peuple généreux et admirable, parce que nous supportons vertueusement et dans un silence unanime une lente mais implacable dépossession.»

Et la minorité anglaise qu’est-ce qu’elle devient, docteur ?

_ À mesure qu’elle acceptera de s’intégrer normalement à la vie et à la culture commune d’une nation majoritairement francophone et de cesser d’être l’auberge espagnole de tout ce qui n’est pas francophone au Québec, le climat des relations interethniques ira en s’améliorant. On ne parlera plus de la minorité mais des minorités. »

Le Québec veut précisément se libérer de la tutelle de la fédération canadienne pour pouvoir entrer plus directement en contact avec les autres peuples et nations. La présence au sein de sa population de représentants de diverses cultures lui facilitera sûrement cette ouverture. »

Et ce serait vraiment de l’aberration de consacrer d’immenses efforts à faire apprendre des langues étrangères aux jeunes Québécois si nous ne donnions aucune chance aux minorités de conserver les langues qu’elles parlent déjà. »

          Ou l’identité québécoise, docteur. Qui est Québécois ? Qu’est-ce qu’un Québécois ?

C’est quelqu’un qui a chez nous plus qu’une présence physique. C’est quelqu’un pour qui la terre québécoise est plus qu’une gare de transit ou un champ d’exploitation. C’est quelqu’un pour qui la population québécoise représente autre chose qu’une clientèle de consommateurs ou d’électeurs.

Un Québécois, c’est quelqu’un qui participe à la vie québécoise et qui trouve naturel de contribuer à l’édification d’une cité plus humaine dans une patrie qui peut être la sienne aussi légitiment par adoption que de naissance.»

            Merci Camille Laurin ! (30)

Tiré de Larose n’est pas Larousse, Éditions Trois-Pisstoles, 2002