L’auteur est économiste, professeur retraité de l’UQAM
S’appuyant sur des propos qui lui ont été confiés par l’ex-premier ministre Bernard Landry, le journaliste Claude Picher de La Presse a écrit dans un article intitulé « Les négationnistes », paru dans l’édition du 27 mars, qu’il est clair que la méthode de l’OCDE fournit un « juste portrait » de l’endettement public du Québec et qu’il ne sert à rien de nier que « le problème est très grave ».
Rappelons que la mesure qui en a été faite selon cette méthode par le ministère des Finances dans une étude diffusée en février[2] établit à 94 % du PIB les engagements financiers bruts de l’ensemble des administrations publiques du Québec au 31 mars 2009.
Si Claude Picher et Bernard Landry s’étaient donné la peine de faire le calcul pour l’Ontario selon cette même approche, ils auraient constaté que la province voisine se classe immédiatement derrière le Québec, en tête de liste des administrations publiques les plus endettées.
En additionnant à sa dette brute, diminuée des engagements envers les régimes de retraite (182 milliards au 31 mars 2009), les autres éléments de passif et la dette des administrations locales (40 milliards), ainsi que 40 % de la dette non échue et des autres éléments de passif du gouvernement du Canada (252 milliards), nous arrivons à 474 milliards, ou 80 % du PIB de 590 milliards.
Le pourcentage de 40 % est la part de l’Ontario dans l’économie canadienne, le double de la part du Québec. Doit-on en conclure, à partir de ce « juste portrait » de son endettement, que l’Ontario ferait face, comme le Québec, à « un problème très grave » ?
Si on compare cet endettement brut de 80 % du PIB en date du 31 mars 2009 avec celui des pays membres de l’OCDE pour l’année 2008, comme le fait le ministère des Finances, on constate que l’Ontario se situe au 7e rang des entités économiques les plus endettées du monde, derrière le Japon, l’Italie, l’Islande, la Grèce, le Québec et la Belgique, et au-dessus de la moyenne de l’OCDE de 78,4 %. Cela devrait calmer les élans des prophètes de malheur qui vouent le Québec aux gémonies pour la place qu’il occuperait au sommet du palmarès de la dette excessive.
Comparaison fautive. Méthode non crédible
Il faut toutefois nuancer. Comme pour le Québec, ce constat repose sur une comparaison fautive et sur une méthode non crédible. C’est en effet avec les chiffres de 2009, et non avec ceux de 2008, qu’il faut comparer l’endettement de l’Ontario en date du 31 mars 2009.
D’autant plus que l’endettement de tous les pays a considérablement augmenté en raison de la crise financière et de la récession. Entre 2008 et 2009, l’endettement brut moyen des pays de l’OCDE a en effet augmenté de 11,6 points de pourcentage, passant de 78,4 % à 90 %[3]. Dans le classement de l’année 2009, le Québec se situe au 6e rang et l’Ontario, tout en demeurant lourdement endetté, fait un peu meilleure figure, se situant au 12e rang, derrière les six pays déjà mentionnés, auxquels s’ajoutent la Hongrie, la France, les États-Unis, le Portugal et le Canada, ce dernier avec un endettement brut de 82,5 % du PIB.
Au-delà de ces chiffres qui relativisent l’endettement du Québec, il faut être conscient de ce que la part de la dette du gouvernement fédéral attribuée aux provinces selon la méthode de l’OCDE représente 44 % de l’endettement brut total du Québec et 53 % de celui de l’Ontario.
Contrairement à Claude Picher et Bernard Landry qui en font l’apologie, on constate de nouveau qu’on peut difficilement accorder une crédibilité à cette méthode qui attribue à l’endettement d’une province cet énorme fardeau provenant de la dette du gouvernement fédéral, une dette qui échappe entièrement à leur contrôle et pour laquelle ils n’ont aucune responsabilité de payeur de dernière instance[4].
Cette composante illégitime de la dette imputée aux provinces n’est d’ailleurs nullement prise en compte par les agences de notation qui établissent les cotes de crédit sur les marchés financiers.
Celles-ci considèrent la dette à long terme du secteur public diminuée des engagements envers les régimes de retraite et ne tiennent pas compte des autres éléments de passif.
Pour le Québec, cette dette était de 181,5 milliards au 31 mars 2009[5] (60 % du PIB), soit 105 milliards de moins que le montant calculé selon la méthode de l’OCDE. Elle comprend la dette garantie par le gouvernement, principalement celle d’Hydro-Québec (37 milliards) dont les énormes actifs, comme il se doit, sont aussi pris en compte par les agences de notation en contrepartie de cette dette.
L’ex-ministre des Finances Bernard Landry ne saurait ignorer ces faits. Aussi est-il désolant de le voir intervenir avec Claude Picher à la défense de la méthode de l’OCDE.
Ceci étant dit, il est incontestable que la dette du Québec, mesurée en pourcentage du PIB selon les concepts de dette brute, dette directe, dette nette, etc., est supérieure à celle des autres provinces. Personne, à ce que je sache, ne nie que la dette du Québec soit importante.
Certains par contre la relativisent davantage et la mettent, avec raison, en lien avec les importants actifs qu’elle a permis d’acquérir. Je rappelle que près des deux tiers de la dette du Québec est ce qu’on appelle une « bonne dette », contractée pour acquérir des immobilisations.
Nouveaux biais et omissions de Finances Québec
Quant au calcul des engagements financiers nets selon la méthode de l’OCDE, que le ministère des Finances avait omis d’effectuer dans son document sur la dette diffusé en février, une évaluation en a été soumise dans une version amendée de ce document[6] déposée un mois plus tard, le 30 mars, lors de la présentation du budget de l’année 2010-2011.
Or, les calculs du ministère sont déficients sous trois aspects, qui ont pour effet de surestimer d’un minimum de quinze points de pourcentage leur rapport au PIB et de faire faussement apparaître le Québec comme déviant, autant sous cet aspect de l’endettement net que sous celui de l’endettement brut.
Le gouvernement néglige d’abord de prendre en compte dans ses actifs financiers les actifs de 36 milliards de dollars du Fonds d’amortissement des régimes de retraite (FARR), alors qu’il comptabilise dans sa dette les emprunts de 26 milliards qu’il a contractés depuis la création du Fonds en 1993 pour accumuler ces actifs, qui ont par ailleurs fructifié de 10 milliards au cours des années[7].
Son évaluation de la part des actifs du gouvernement du Canada qui doivent être crédités au Québec est également déficiente en raison du fait qu’elle est fondée sur ce qu’il désigne sans explication comme une « donnée de l’OCDE », qui est inférieure de près de 100 milliards de dollars au chiffre produit à cet égard par le ministère des Finances du Canada[8].
Enfin, il omet de comptabiliser les actifs des administrations locales, invoquant le fait que leur montant n’est pas disponible[9], alors qu’il comptabilise leur dette dans ses engagements financiers bruts.
Au total, il arrive ainsi à un endettement net de 169 milliards au 31 mars 2009, ou 56 % du PIB[10], comparativement à 122 milliards, ou 40,5 % du PIB, si on tient compte des actifs du FARR et du plein montant des actifs financiers fédéraux[11].
Le Québec se situe ainsi neuf points sous la moyenne de l’OCDE de l’année 2009 (50 %), en meilleure place que tous les pays du G7 sauf le Canada (32,6 %). Ce classement déjà favorable du Québec serait encore amélioré si on tenait compte, comme il se doit, des actifs des administrations locales.
Les chiffres les plus récents qui sont disponibles à cet effet sont ceux de 2006, qui établissent leur montant à 10,8 milliards[12]. Si ce montant était toujours le même en date du 31 mars 2009, les engagements financiers nets du Québec seraient réduits de quatre points de pourcentage, à 37 % du PIB.
Le ministère des Finances soutient quant à lui que le Québec arrive au cinquième rang des pays les plus endettés pour ce qui est de l’endettement net et qu’il n’est dépassé que par l’Italie, le Japon, la Belgique et la Grèce.
Pour arriver à ce résultat, en plus des biais et omissions comptables qui viennent d’être mentionnés, il compare ici encore l’endettement du Québec du 31 mars 2009 à celui des pays de l’OCDE de l’année 2008, plutôt que de l’année 2009.
Or, cet impair statistique fausse complètement les conclusions, la moyenne de l’OCDE ayant augmenté de huit points (de 42 % à 50 %) entre 2008 et 2009[13] pour ce qui est de l’endettement net.
En somme, tous les moyens sont bons pour faire paraître la dette du Québec comme monstrueuse. Dans cette tragicomédie, on peut au moins se réjouir de découvrir qu’avec l’Ontario, grâce à la méthode de calcul de l’OCDE, le Québec est en bonne compagnie.
ANNEXE
Engagements financiers bruts et nets des administrations publiques du Québec
au 31 mars 2009, selon la méthode de l’OCDE
1- |
Engagements bruts |
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Calculs de |
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Finances Québec |
Mes calculs |
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milliards |
en % |
milliards |
en % |
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de dollars |
du PIB |
de dollars |
du PIB |
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Dette brute |
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151,4 |
50,1% |
151,4 |
50,1% |
- |
Passif net au titre des régimes de retraite |
-28,6 |
9,5% |
-28,6 |
9,5% |
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122,7 |
40,6% |
122,7 |
40,6% |
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+ |
Autres éléments de passif |
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20,4 |
6,7% |
20,4 |
6,7% |
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+ |
Dette des municipalités |
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18,6 |
6,2% |
18,6 |
6,2% |
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+ |
Dette des réseaux de l'éducation, |
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de la santé et des services sociaux, |
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émise en leur nom propre |
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0,9 |
0,3% |
0,9 |
0,3% |
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39,9 |
13,2% |
39,9 |
13,2% |
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+ |
Part de la dette du gouvernement fédéral |
122,8 |
40,7% |
125,6 |
41,5% |
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Total |
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285,5 |
94,5% |
288,2 |
94,9% |
Pour calculer la part de la dette du gouvernement fédéral, le ministère utilise un montant de 528 milliards, qu’il désigne comme une « donnée de l’OCDE », et il multiplie ce montant par le rapport entre la population du Québec et celle du Canada, 23,3 %, ce qui donne 122,8 milliards.
J’utilise le montant de la dette non échue (équivalent de la dette brute) du gouvernement fédéral, 514 milliards, auquel j’ajoute le montant des autres passifs, 114 milliards, et je multiplie ce total par le rapport entre le PIB du Québec et celui du Canada, 20 %, ce qui donne 125,6 milliards.
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Pour calculer la part des actifs fédéraux crédités au Québec, le gouvernement utilise un montant de 200,3 milliards, désigné comme une « donnée de l’OCDE », qu’il multiplie par 23,3 %, pour obtenir 46,6 milliards. J’utilise les statistiques du gouvernement fédéral, qui établissent ces actifs à 299 milliards, et je multiplie ce montant par 20 % pour obtenir 59,8 milliards.
Engagements financiers bruts et nets de pays membres de l’OCDE en pourcentage du PIB
Engagements bruts Engagements nets
2008 2009 2008 2009
1 Japon 172,1 189,3 1 Italie 89,6 97,4
2 Italie 114,4 129,6 2 Japon 84,4 96,5
3 Islande 102,6 117,6 3 Grèce 73,9 86,1
4 Grèce 96,3 114,9 4 Belgique 74,1 81,3
5 Belgique 93,5 101,2 5 Hongrie 51,9 58,8
6 Québec 94,5 6 États-Unis 47,2 56,4
7 OCDE 78,4 90,0 7 Portugal 47,8 55,6
8 Hongrie 77,0 85,2 8 France 44,3 53,1
9 France 75,7 84,5 9 Zone Euro 44,8 51,7
10 États-Unis 70,0 83,9 10 Allemagne 45,0 50,2
11 Portugal 75,2 83,8 11 OCDE 41,9 50,2
12 Canada 69,7 82,8 12 Grande-Bretagne 33,1 46,9
13 Zone Euro 73,2 81,8 13 Québec 40,5
14 Allemagne 68,8 77,4 14 Islande 19,9 35,4
15 Autriche 66,2 72,9 15 Espagne 22,8 33,2
Ontario 80,0
6
[1] Une version préliminaire de cet article a été envoyée à La Presse qui n’a pas jugé opportun de la publier.
[2] Finances Québec, La dette du gouvernement du Québec, février 2010, 37 pages.
[3] OCDE, Perspectives économiques, no 86, décembre 2009, Tableau 32.
[4] Voir Louis Gill, Dette du Québec : la méthode de l’OCDE, une juste mesure ?, diffusé par L’Aut’journal, au jour le jour, 23 mars 2010, accessible sur les sites des Classiques des sciences sociales et du collectif Économie Autrement.
[5] Finances Québec, La dette du gouvernement du Québec, février 2010, p. 22. Voir aussi p. 24 de la version amendée de ce document publiée en mars 2010.
[6] Finances Québec, La dette du gouvernement du Québec, mars 2010, 53 pages.
[7] Finances Québec, La dette…, p. 43. Si on devait ne pas tenir compte des actifs du FARR dans le calcul des engagements nets, il faudrait en toute logique, dans le calcul des engagements bruts, soustraire de la dette brute du gouvernement les 26 milliards qui ont été empruntés pour acquérir ces actifs. Cela aurait pour effet de réduire de 95 % à 87 % le rapport des engagements bruts au PIB.
[8] Voir les statistiques du 31 mars 2009 dans La Revue financière, mars 2010, Tableau 6. Les actifs financiers du gouvernement du Canada sont de 299 milliards à cette date, alors que les « données de l’OCDE » dont se revendique le gouvernement font état d’un montant de 200 milliards.
[9] La dette…, p. 33
[10] La dette…, p. 33
[11] Ces calculs sont présentés en Annexe, ainsi que les statistiques de l’OCDE auxquels ils sont comparés.
[12] Statistique Canada. CANSIM, Tableau 385-0014.
[13] OCDE, Perspectives économiques, no 86, décembre 2009, Tableau 33.