Prenant à la fois le parti de l’histoire et du contemporain, le Festival TransAmériques a offert au public un événement unique qui se situe autant dans le passé que dans le présent et l’avenir tant par les thèmes que par les traitements.
Avec Littoral – Incendies – Forêts de Wjadi Mouawad, trois pièces d’environ 2h30 en une longue représentation de 12 heures, puis en présentant Ciels pour la première fois à Montréal, dernière partie du quatuor Le sang des promesses, Wajdi Mouawad fait plus qu’une lame de fond et devient tsunami en nous submergeant ainsi de sa vision du monde, vision complexe s’il y en est.
Et même Ciels pris à part ne laissera pas indifférent, la densité du propos se suffisant entièrement à lui-même. Qu’on soit d’accord ou pas, la tétralogie dans sa totalité reste une expérience transformante qui fait marque, inévitablement.
Plongée ou escalade dans l’univers de Wajdi? On ne sait trop, car de Littoral à Ciels, c’est pourtant une impression de chute qui demeure, une chute car on tombe dans sa pensée de plus en plus profondément.
Le sang des promesses nous fait passer de l’émotion à la didactique, puis de l’archétype au politique. L’auteur retourne sans cesse la terre de la filiation, de l’enfance, de l’enquête, de la sépulture, des mythes, des violences et des guerres, de l’amitié, de la synchronicité, de la guérison, de la trahison et bien sûr des promesses, le tout sur fond de poésie, mathématique, peinture, intensité, sexualité et pathos. Et toujours avec une infinie tendresse pour le genre humain, pour le pur comme le meurtrier, pour l’être égaré comme pour le condamné.
Littoral – Incendies – Forêts – c’était le 6 juin
Nous étions 1400 dans le théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, attentifs et déchaînés. C’est que la représentation unique des trois pièces enchaînées à Montréal –après les échos venus du Festival d’Avignon l’année dernière – donnait l’impression fébrile d’un concert rock.
On est grée au FTA d’avoir su créer le momemtum, le « happening », le « j’y étais », même si celui-ci était sans surprise puisque les pièces ont toutes déjà été montée à Montréal, Littoral remontant a 1997 déjà.
Mais l’exigence de ce marathon, la scène immense du Théâtre Maisonneuve, idéale, la rareté de l’événement valaient amplement l’expérience.
Pour ouvrir le spectacle, les comédiens menés par Wajdi sont tous passés sur scène, restants, pour ce premier tableau, figés dans les éclats du monde et de sa terreur, tremblants, vivants.
Littoral, c’est tout le souffle de la jeunesse avec sa fougue et ses émotions vives. Wilfrid apprend la mort de son père en pleine éjaculation, et c’est par cette mort qu’il se mettra au monde. Le père, absent d’une folle errance causée par la mort de sa femme à la naissance du fils, ne peut être enterré dans le caveau familial de la mère, la famille de celle-ci le refusant.
Découvrant à travers des lettres non-envoyées son histoire et celle de ses parents, Wilfrid retournera dans leur pays natal pour lui trouver une sépulture, mais dans le pays ravagé par la guerre, les cimetières sont pleins.
Il poursuit sa quête, rassemblant autour de lui des « fous », des éclopés, des exclus, lourds eux aussi du poids de leurs histoires (Wilfrid traine son père pourrissant), bien déterminés à trouver leur miracle, à dire leurs vérités, à vivre. Et dans tout cela, on trouve aussi en chemin vers la mer un peep-show, un chevalier arthurien, et un tango entre le rêve et la mort.
Emmanuel Schwartz est Wilfrid, sans excès, donnant le ton juste de cet être banal noyé par la réalité qu’il découvre, par ses origines, comme il reçoit la peinture jetée sur lui dans cette scénographie à la vivacité d’une toile abstraite, à la Riopelle. Entre les affirmations de type psychanalytique et l’émotivité palpable, l’humour, l’autodérision et les mises en abîme rythment adéquatement l’intensité de la première pièce.
Avec Incendies, le traitement est plus froid et cru, sous la lumière acerbe de l’horreur démontrée, où se mêlent mathématiques et fatalité. D’ailleurs, dès l’ouverture, les personnages et l’histoire sont déjà en place tout autour : l’histoire, équation au-delà de toutes probabilités, est écrite, et il ne reste plus qu’à la révéler, à la déchiffrer.
Les jumeaux Jeanne, mathématicienne, et Simon, boxeur, apprennent à la mort de leur mère les dernières volontés de celle-ci : remettre une lettre à leur père – qu’ils croyaient morts – et une autre à leur frère – dont ils ignoraient l’existence.
Surprises multiples, puisque la mère, suite à un procès de guerre auquel elle assistait, s’est enfermée dans le silence pendant plusieurs années, silence enregistré sur des cassettes par son soignant, des centaines d’heures, que Jeanne écoutera pendant son périple.
Ce que ce silence dit, c’est la vie de Nawal, leur mère, vie sous le signe de la perte, d’une loyauté absolue à l’amour et l’amitié, de la guerre et de ses crimes. Et les révélations seront terribles, et concerneront directement les jumeaux, de plus en plus pris par la nécessité de faire lire ces lettres, de dire, de faire entendre la voix de ceux traversés par la violence et d’écouter le silence.
Le ton est parfois inégal, l’humour y est absurde comme la mort, le rythme lent, tout y est dur jusqu’à l’éclairage trop clair. Mais une réalité est exposée à vif, et on se demande si on n’aurait vraiment pu le faire autrement. Fin de la deuxième pièce, la salle en grande partie délire d’applaudissements, d’autres sont troublés, choqués.
La longue séance, entrecoupées de deux pauses d’une heure quinze, se terminera par les trois heures de Forêts, bien soutenue par sa mise en scène cadencée et peut-être plus moderne (sa création date de 2006) et son visuel éloquent.
Mais il fallait de l’attention pour suivre cette œuvre chorale, histoire plus impossible que jamais par ses ramifications incroyables qui dépassent les liens du sang pour relever ceux des promesses, et ceux invisibles qui unissent nos vies à tout un chacun comme immense puzzle, mystérieux et pourtant jaillissant d’amour.
À travers les trois conflits qui ont opposés la France et l’Allemagne pendant près d’un siècle (France-Prusse en 1870 et les deux Guerres Mondiales), Mouawad inscrit les mythes fondateurs de l’humanité, Abel et Caen, l’Eden, le Minotaure, les déesses-mères, et tente d’éclairer les blessures originelles de l’humanité.
Comme un legs aux nouvelles générations qui trouvent parole ici à travers Loup, jeune adolescente qui remontera sur six générations pour trouver l’os, ou plutôt l’origine de l’os qui a causé le cancer dans le cerveau de sa mère, et son décès.
Mais cette histoire se vit sur scène et ne se raconte pas. On aime ici, malgré des passages qui semblent fantaisistes, que le propos soit plus près de notre réalité, en invoquant par exemple le drame de la Polytechnique, une violence qui est nôtre.
Les superpositions chronologiques et narratives semblent par moments plus là pour l’effet que pour la pertinence, les embranchements incestueux peuvent finir par fatiguer certains, mais l’intention gargantuesque de départ est toutefois accomplie.
Nous étions toujours le 6 juin, il était presque minuit, Wajdi Mouawad venait de nous passer sur le corps, et avec lui une lucidité abyssale. Les trois premières pièces du Sang des promesses crient un espoir sans borne en l’humanité, en la possibilité de reconstruire nos identités, toutes aussi fragmentées soient elles, en la nécessité de dire et d’écrire pour guérir, en la nécessité de guérir. Et c’est par effet opposé qu’il poursuit ce discours avec Ciels.
Ciels – Le futur maintenant
Après les 12 premières heures de la vieille, nous étions contents de retrouver un Wajdi qui s’annonçait différent, au moins dans la facture, bien que les thèmes de la famille, de la puissance de l’amitié et des guerres soient tout aussi présents.
Cette fois-ci l’enquête est tournée vers l’avenir alors que cinq experts espionnent les communications du monde afin de prévenir un attentat terroriste gigantesque qui menace huit grandes villes.
Mais la mission est compromise par le suicide de l’un d’eux, probablement suite aux découvertes qu’il a faites, informations scellées dans son ordinateur qui se sert de poèmes comme barrières de sécurité.
L’équipe fera donc venir son ami, banquier mais brillant et sensible et expert dans son amitié, pour tenter de décoder le mystère. Et ce qu’il révèlera, à travers mathématique, poésie et peinture, est une rage qui va bien au-delà de celle politique ou religieuse qu’ils auraient pu craindre.
Pourtant les voix ici sont hautement intellectuelles, cérébrales, et si on retrouve l’intensité de Mouawad, l’émotion a presque quitté les lieux, remplacée par l’urgence. Mais une urgence verbeuse qui s’étire sur un rythme d’ondes radiophoniques.
On a des impressions de vieux films d’espionnage, malgré l’impressionnante scénographie multimédia. Il n’y a plus de scène, nous sommes au cœur du décor, du propos, pris dans un grand sas tout blanc, dont les murs s’ouvriront pour créer les différentes scènes.
Il est dit que nous sommes un jardin de statues, pris sur des tabourets pivotant (pendant 2h30 sans entracte, ouch), permettant ainsi de suivre facilement l’action jaillissant de toutes parts. Les projections sont nombreuses jusqu’à une pluie de mots et de lettres (ou montent-ils au ciel?) qui nous enveloppe, créant dans l’image la poésie au cœur de l’enjeu mortel de l’histoire.
Si l’aspect technologique voire scientifique prend le dessus, Ciels tient tout de même un discours important, un discours sur l’importance du présent.
Il y a quelque chose de la prise d’otage dans l’exercice du Sang des promesses, qui culmine avec l’univers clôt de Ciels. Wajdi Mouawad a des choses à nous dire, à dénoncer et il désire ardemment qu’on l’écoute.
Et l’accueil est bien là pour lui au Festival TransAmériques, ou après des collaborations répétées depuis 1997, on peut presque le qualifier d’enfant chéri. Mais cet engouement endort peut-être notre propre lucidité, et on pardonne des traits gras et des lourdeurs à Wajdi Mouawad parce que c’est Wajdi Mouawad.
Cette permissivité accordée le sert-il? Ses ambitions créatrices sont sans limite et le résultat est à la fois grandiose et quelque peu prétentieux. Il faut savoir ce qu’on vient y chercher, mais on peut être par contre assuré de le trouver. Et dans ces grands moments de partage et de théâtre que vient de nous offrir le FTA, en donnant voix aux traîtres, aux meurtriers, aux cœurs aimants à travers la plume de Mouawad, on se rappellera tout de même « qu’il n’y a rien de plus beau que d’être ensemble. »
Ciels, 7 au 11 juin, Théâtre Jean-Duceppe, Place des Arts, 175 Sainte-Catherine Ouest
Consultez notre section spéciale du FTA 2010 en cliquant ici.
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