C’était chaque fois la même chose. Elle entrait en coup de vent comme si elle venait de cambrioler le dépanneur. Je fabriquais alors une boulette de papier et la lançais sur le plancher. Elle s’élançait après, n’en finissait plus de jouer et de me la rapporter. C’était sans fin. Et cela se terminait souvent avec quelques bouchées de thon et un grand bol de lait.
Mademoiselle Pinotte me rendait ainsi visite chaque jour, jusqu’au moment où elle disparut avec l’arrivée du printemps. Je me doutais bien de ce qui l’éloignait et je ne fus nullement étonnée de la revoir, une nuit, aux petites heures du matin, à quatre pattes sur la clôture, en train d’offrir ses attraits à un matou alors que trois autres faisaient patiemment la queue (!) dans l’espoir de goûter aux charmes de Mademoiselle Pinotte. Adieu boulette, adieu papier et que la vie commence…
Je la revis quelques semaines plus tard alors qu’elle entra chez moi comme si de rien n’était. Elle avait le ventre rempli de petites boulettes. Mon Dieu, me dis-je, la Pinotte, grosse comme un pou, et qui va devenir mère. «Soyez féconds et multipliez-vous». Ah!... ce sera exponentiel et sans fin. Comme dans une usine Lavalin. Et jamais Pinotte ne dira rien.
LA BELLE ET LA BÊTE
Vue d’une perspective existentialiste, Mademoiselle Pinotte ne vit pas de conflit entre l’individu et l’espèce parce qu’elle est entièrement coincée dans sa nature, emmurée dans ses poils, incapable de transcender sa physiologie, incapable d’être autre chose qu’une petite chose, n’étant qu’une chatte à l’égal de toutes les autres, enfermée dans la répétition, privée de singularité et surtout de pouvoir inventer sa vie. Pinotte a bien une vie mais elle n’a pas d’existence.
Dans le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir affirme que la femelle plus que le mâle est en proie à l’espèce et compare, chez les mammifères, la femelle humaine aux autres femelles, pour conclure que chez les animaux, il n’y a pas de conflit entre l’individualité et l’espèce parce que cette individualité n’est jamais réclamée.
Et qu’il n’y a que chez la femme où ce conflit existe puisqu’elle est en ébauche de gestation et sexuellement disponible en permanence ce qui fait « qu’elle est de toutes les femelles mammifères celle qui est le plus profondément aliénée, et celle qui refuse le plus violemment cette aliénation.»
Ce conflit existentiel, trop souvent ignoré, est au cœur de la vie de chaque femme, de la puberté jusqu’à la ménopause. Il est ce dont on parle rarement mais ce à quoi les femmes pensent constamment, parce qu’aucune femme ne peut prendre congé de son corps comme certains hommes disparaissent parfois dans le décor…
CONTRÔLER SON CORPS EST L’ASSISE DE SA LIBERTÉ
Contrairement aux hommes, la vie des femmes est lourdement hypothéquée par leur physiologie. Ce n’est pas un destin, nous dit Beauvoir, mais c’est un élément fort important de leur situation. En voulant contrôler leur corps et leur fécondité, les femmes revendiquent le droit d’être libres, le droit d’exister au même titre que les hommes, celui d’avoir des raisons de vivre et non pas simplement une vie de Pinotte!
Le droit à la contraception et à l’avortement permet aux femmes de procréer ou non en toute liberté, de s’éloigner de leur animalité et d’entrer de plain-pied dans l’humanité. Choisir d’avoir un enfant ou choisir de ne pas en avoir, c’est pour une femme devenir un être humain à part entière et c’est cela qui compte. C’est une question de liberté, d’égalité bien sûr mais aussi de dignité.
Aux XVIIIième et XIXième siècles, Mary Wollstonecraft et John Stuart Mill ont cru qu’il suffisait de donner aux femmes la même éducation qu’aux hommes (cette idée sera reprise au Québec dans le rapport Parent en 1964!…) pour les émanciper.
Bien que ceci soit nécessaire, il n’en demeure pas moins que sans un contrôle de leur physiologie, s’instruire, travailler et s’affirmer n’a aucun avenir à moins de renoncer à sa vie sexuelle. Ce qui n’est jamais bon, cher Monseigneur, pour la démographie d’une nation…
Beauvoir avait compris toute l’importance que l’on devait accorder au corps si on voulait libérer les femmes. C’est pourquoi le tout premier chapitre du Deuxième Sexe porte sur la biologie. Et c’est aussi pourquoi le chapitre sur la mère parle autant d’avortement.
Les femmes ont mené de nombreuses batailles et si l’obtention du droit de vote permet de choisir son député, contrôler sa fertilité permet en mieux de devenir ce député. Voilà une des grandes leçons du Deuxième Sexe. Le corps de la femme est un élément essentiel de sa prise sur le monde. Il est au commencement de sa véritable liberté.
PREMIÈRE ÉTAPE : LIMITER L’AVORTEMENT
Les pro-vie ont changé leur rhétorique et disent maintenant ne plus vouloir rendre l’avortement illégal mais bien radicalement impensable en avançant ce syllogisme : 1) La vie humaine commence dès la conception 2) Tout être humain a droit à la vie 3) Donc l’avortement doit être limité (entendez ici «refusé» dans la plupart des cas).
Cette conclusion n’a pas encore été défendue publiquement mais ne vous inquiétez pas, cela viendra. Les pro-religieux y travaillent depuis longtemps. Il y a à peine trois semaines, ils viennent de nous balancer leurs prémisses en espérant que l’on s’enfarge dans la biologie.
Leur stratégie? Voici la recette miracle. D’abord comme pour les œufs, il faut séparer le fœtus de sa mère avec le projet de loi C-484 présenté à l’automne 2007 (et avorté… pour cause d’élections) pour donner à ce fœtus une personnalité juridique tout en transformant la mère en milieu éco-utérin habité par un petit «Alien».
Ce qui a pour effet d’éclipser les droits de la mère au profit de ceux du fœtus et ainsi d’éviter avantageusement un affrontement direct sur le terrain politique des droits des femmes. Là où les pro-vie se cassent souvent les dents.
Puis, second ingrédient, en ayant l’air de saupoudrer un peu de sollicitude vis-à-vis la mère, protéger le fœtus avec le projet de loi C-510 qui interdit de faire pression sur la femme pour qu’elle se fasse avorter.
La mère se retrouve ainsi isolée de ses appuis «naturels» soit son conjoint, sa famille, ses amis et le Collège des médecins que Mgr Ouellet souhaite remplacer par les compatissants accompagnateurs pro-vie. C’est sans compter les broches à tricoter qu’il faudra à nouveau stériliser. Comme pour les Africaines…
Dernier ingrédient de ce fast-food USA typiquement évangéliste pour obliger la femme à mettre au monde un enfant qu’elle ne veut pas, c’est de lui proposer bien gentiment l’adoption, pour ne pas que l’enfant tombe par terre en arrivant au monde et que ça fasse «boum!».
Faire en sorte que l’enfant de cette femme ne soit plus son enfant, la déposséder de son corps en réduisant celui-ci à n’être qu’une salle d’attente, un vaste entrepôt pour stocker des embryons.
DEUXIÈME ÉTAPE : CRIMINALISER L’AVORTEMENT
Les dernières et ultimes enchères seront d’empêcher la mère de faire pression sur elle-même… Interdit d’avorter, tout simplement.
Interdit aussi de boire et de fumer sous peine d’être condamnée ou pire, séparée de son enfant par césarienne, pour négligence fœtale. Vous trouvez que j’exagère et que cela fait trop 1984? Allez donc voir ce qui s’est passé aux États-Unis aux alentours de 1984. Allez donc lire Backlash de la journaliste féministe américaine Susan Faludi. Le tout dernier chapitre… C’est édifiant.
LA BELLE N’EST PAS UNE BÊTE
La droite religieuse et les pro-vie demandent au gouvernement fédéral de modifier la loi sur l’avortement pour la rendre conforme aux faits scientifiques. Mais les faits biologiques ne peuvent à eux seuls fonder une éthique parce que les femmes ne couchent pas et n’accouchent pas comme des Mademoiselles Pinotte, et que c’est l’humain qui donne de la valeur aux choses, non l’inverse.
Contrairement aux autres femelles animales, il y a chez la femme une liberté, un vouloir et un engagement qui doivent demeurer au cœur de la maternité. Cette question n’est pas scientifique mais bien terriblement politique. Il en va de notre humanité et de notre dignité. Il en va de la préservation de l’ensemble de nos droits. Et que tous ces vertueux qui veulent faire de nous des animaux aillent au diable!
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