Raymonde Provencher débute à Télé-Québec et à Radio-Canada au cours des années 1970 comme journaliste-recherchiste aux émissions Femmes d’aujourd’hui, Ce soir, Science-réalité et L’Objectif. Aux commandes de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) de 1982 à 1984, elle pilote une étude portant sur la situation de l’information internationale au Québec.
Ce qui l’amène tout naturellement à l’émission Nord-Sud, diffusée, dès 1983, sur les ondes de Télé-Québec. Avec Robert Cornellier et Patricio Henriquez, elle travaille à la conception et à la mise sur pied de l’émission. Douze années durant lesquelles son pain quotidien consistera à parcourir le monde pour y rapporter plus de cent reportages provenant d’une trentaine de pays en voie de développement.
En 1995, lorsque la société d’État décide de confier Nord-Sud à des producteurs privés, le trio d’experts n’hésite pas à tenter sa chance. Ils créent Macumba Doc. La maison de production a pignon sur rue depuis.
Désormais, la documentariste prend le pas sur la journaliste-reporter, sans toutefois refouler la globetrotteur. Avec War Babies… nés de la haine (2003), Le déshonneur des casques bleus (2007), Une mort insensée (2008), Raymonde Provencher poursuit une ligne directrice adoptée au début des années 2000, sur la violation des droits de la personne dans le monde enclenchée avec L’enfance assassinée (2000), La planète ravagée (2001) et Partir ou mourir (2007), trois documentaires de la série eXtremis.
Dans Grace, Milly, Lucy… des fillettes soldates, son tout dernier film, la réalisatrice donne la parole ces à trois jeunes femmes ougandaises, ex-fillettes soldates, qui ont connu les camps de l’Armée de Résistance du Seigneur dirigée par Joseph Kony, un chef de guerre illuminé qui, incapable d’enrôler des adultes consentants, privilégie le rapt d’enfants – 30% sont des filles – pour poursuivre sa guérilla contre le pouvoir en place. Elles racontent comment, après 7 mois de captivité dans le cas de Grace et 10 ans pour les deux autres, elles ont réussi à tromper la vigilance de leurs bourreaux et retourner chez elles. D’autres, moins fortunées, se sont vues ostracisées par leur famille ou chassées par les villageois apeurés par les machines à tuer qu’elles étaient devenues.
En 2005, démarre la recherche qui allait mener Raymonde Provencher et son équipe dans le Nord de l’Ouganda, zone limitrophe du Sud-Soudan. Après avoir inventorié les conflits existant, elle s’est rendue dans cette région africaine où se trouvait, non seulement la plus grande concentration d’enfants soldats mais aussi un nombre important de filles soldates.
LAJ. Comment êtes-vous entrée en contact avec ces femmes?
R.P. Débarquée à Kampala, les deux mains dans les poches comme à mon habitude, j’ai repris la route vers Gulu. Une journée entière à rouler sur des chemins mal entretenus. J’y ai rencontré Jessica Lenz, une chercheure américaine qui m’a dirigée vers Empowering Hands, un organisme qui vient en aide à quarante ex-fillettes soldates et à leurs enfants.
J’ai écouté les récits semblables et pathétiques de celles qui se sont présentées à l’entrevue. À la fin de ce processus, Milly s’est imposée. J’aimais son regard franc, la bonté qu’elle déployait auprès des filles qui avaient subi le même sort qu’elle. Lucy allait apparaître plus tard, encouragée par Milly.
LAJ. Quel était votre objectif?
R.P. Traiter de l’histoire des fillettes soldates m’intéressait, mais je voulais aller au-delà de leur drame. Ces fillettes n’avaient pas été enlevées seulement pour accomplir des tâches ménagères, comme cuisiner et faire la vaisselle, puisqu’elles recevaient, à l’égal des garçons, une formation de soldats.
Je voulais montrer le plaisir tout à fait humain du pouvoir grisant que peut découvrir une enfant de 9 ans qui a entre les mains une arme aussi puissante qu’une kalachnikov. N’y aurait-il pas, parmi elles, des victimes qui seraient passées au rôle de bourreaux avant de redevenir victimes au retour à la vie civile? Lucy correspondait parfaitement à ce profil.
LAJ. Qui était Lucy?
R.P. Lucy était loin d’être la jolie dame que l’on voit dans le film revenue à la vie normale, mariée et parée de tous ses atours. Celle que j’ai interviewée alors ressemblait plutôt à un petit garçon, les cheveux crépus très courts.
Assise, le regard fixe et les yeux vides, j’ai tout de suite senti, à sa façon sèche de répondre à mes questions, qu’elle cachait quelque chose de troublant. Au moment où je lui ai dit : Ton fusil, tu l’as aimé? Finalement, il t’a bien servie? Après un moment d’hésitation, elle a dit « oui ». Son petit air de défi ne mentait pas.
LAJ. Milly et Lucy sont au cœur de votre film. Parlez-nous d’elles.
R.P. Avec Milly, je réunissais les deux parties de la même histoire. Rassembleuse, elle agit à la fois comme la mère et la confidente auprès de ces filles revenues de l’enfer, et qui n’ont nulle part où aller. Par exemple, elle a choisi de ne pas exclure sa compagne de captivité et travaille à ses côtés au sein de Empowering Hands.
Malgré les souffrances qu’elle lui avait imposées, Milly a pardonné au bourreau, qu’était devenue Lucy, de l’avoir privée de nourriture alors qu’elle allaitait. Lucy battait les enfants et semait la terreur parmi ses camarades d’infortune. Maintenant elles sont des amies, leur hutte est reliée par un petit sentier qu’empruntent leurs enfants. Il faut dire que ces enfants ont les mêmes pères.
LAJ. Comment expliquez-vous le plaisir de faire souffrir chez l’une et la compassion chez l’autre?
R.P. Peut-être que Milly a développé son empathie envers les autres parce qu’on lui a donné des tâches humaines. L’ex-soldate soignait les blessés, extirpant les balles du corps des enfants. Elle aidait les filles à accoucher. Elle a pu, par ces gestes de compassion, développer ce côté humain. Lucy, la petite caporale, devait ramener les enfants à l’ordre, les battre, les priver de nourriture, les torturer s’il le fallait.
LAJ. Le rôle assigné à chacune a donc été déterminant.
R.P. En fait, je n’en sais rien. Les deux fillettes recevaient des ordres. Les deux tuaient. Une plus que l’autre parce que, pendant que Milly soignait les blessés, elle ne pouvait pas, en même temps, tenir une kalachnikov. Elles devaient également assurer leur survie. Pour se nourrir, elles attaquaient les villages du Sud-Soudan – ceux qui, en ce moment, votent leur indépendance – et qui, en plus de leurs multiples malheurs, devaient subir ces hordes d’enfants affamés qui menaçaient de les tuer.
LAJ. Qui sont ces habitants sud-soudanais?
R.P. Les Dinkas représentent une population extrêmement pauvre. Mes nombreux voyages en Afrique m’ont permis de constater que la population du Sud-Soudan est parmi les plus démunies. Les vêtements qu’ils portent n’en sont pas, ce sont pratiquement des lambeaux. Le petit peu qu’ils possèdent, ils se le font prendre par des enfants qui, eux aussi, n’ont rien. Ce sont des situations extrêmes et pénibles.
LAJ. Après leur témoignage, une fois la caméra éteinte, quelle a été la réaction des deux femmes?
R.P. Lucy a versé des larmes en racontant son histoire dans le film. Elle pleure parce qu’elle est toujours prisonnière de ses fantômes. Les assassinats qu’elle a commis, et dont elle sait qu’elle n’est pas coupable, restent collés à sa mémoire. Sa conscience ne lui pardonne pas ce qu’elle a fait. Après son témoignage, Milly a aussi pleuré au souvenir de cette guerre qui a tout détruit dans sa famille; son père ne s’en est jamais remis, un de ses neveux est mort. Une guerre qui a aussi miné le tissu social.
Il est rare de voir s’épancher les femmes africaines qui, en règle générale, ne pleurent pas beaucoup. Ce n’est pas dans leurs mœurs, sauf pour des choses de cet ordre-là. Ce qui m’est apparu le plus troublant, ce sont les silences. Les non-dits sont souvent très révélateurs. Je pense, entre autres, à la scène où Lucy et sa mère sont assises côte à côte. La mère dit que sa fille ne peut pas avoir tué des gens parce qu’elle a trop bon cœur pour ça. Le regard silencieux de Lucy exprime toute la difficulté du retour à la vie dite « normale ». Il en dit long sur l’incompréhension et le mur du silence qui font écran entre la mère et la fille. Lucy préfère se taire, car la vérité tuerait sa mère. Garde le silence et débrouille-toi avec tes cauchemars et tes fantômes. Ces femmes sont, à la fois, victimes et prisonnières de leur passé. Souvent, elles trouveront, dans les rites vaudou, le réconfort et la paix intérieure. Milly s’en sort mieux que Lucy qui, continuellement en détresse, lutte contre les démons du passé.
LAJ. Grace, Milly, Lucy… des fillettes soldates est un film très émouvant qui m’a laissé pantelante. Au cours du tournage, vous arrivait-il de vous laisser atteindre à l’écoute de tant d’horreurs? Éprouviez-vous un sentiment d’impuissance?
R.P. Le viol en temps de guerre, les enfants qui naissent de ces viols, l’ostracisme dont ils sont victimes, les enfants qu’on enrôle, les casques bleus qui commettent des crimes, l’inégalité, le traitement qu’on réserve aux femmes encore, sur les trois-quarts de la planète, sont tous les matins une préoccupation pour moi. Ces sujets m’indignent et m’insupportent, me scandalisent et m’horrifient.
Oui, ça vient me chercher. Je suis troublée par l’histoire de Grace, Milly et Lucy, il m’arrive de pleurer, de passer des nuits blanches, mais je sais que jamais je ne pourrai ressentir autant qu’elles le drame qu’elles ont vécu. C’est vrai que ça me rentre dans le corps, mais mon rôle à moi, c’est de leur prêter une voix pour qu’elles puissent se faire entendre et, peut-être, que de petites choses commenceront à changer.
Par contre la peur, je l’ai ressentie. À Gulu. Dans cette ville, il n’y a aucune sécurité. La nuit, les bandes armées rôdent. Pas de téléphone, pas de police, des gens qui veulent te faire chanter. Je n’avais aucun recours si on m’attaquait. Une peur viscérale m’a complètement assaillie. Le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité présent dans le film, je l’ai ressenti.
LAJ. Croyez-vous que le documentaire est un bon outil de dénonciation?
R.P. Je ne crois pas qu’un film change le monde. Je crois à l’étincelle qu’il provoque. Grace va accompagner ce film aux États-Unis. Elle l’a déjà présenté à Washington. Malheureusement, elle n’a pas pu venir au Canada parce que, n’étant munie que d’un visa d’étudiante américain, elle ne voulait pas risquer qu’on lui interdise d’y retourner. On espère le présenter aux Nations Unies, à la Banque Mondiale et dans les forums sur le développement à New York. Pour que ces gens, qui sont présents sur le terrain, comprennent la réalité de ces filles, qu’ils les écoutent et soient plus aptes à répondre à leurs besoins.
Le film War Babies…nés de la haine remplit cette mission auprès de Médecins Sans Frontières. Il sert également à la La Croix Rouge Internationale pour former les intervenants de première ligne après un conflit, spécialement lorsqu’ils reçoivent des femmes violées ou enceintes, et pour mieux comprendre les drames qui en découlent.
LAJ. Sur quel projet planchez-vous en ce moment?
R.P. Les crimes d’honneur qu’on appelle maintenant violences d’honneur. Nous sommes à l’étape du tournage. Je suis les chemins de l’immigration dans trois pays, l’Allemagne, la Suède et le Canada, parce que c’est souvent comme ça que le crime d’honneur est entré dans ces pays. J’explore la façon qu’a chacun de ces pays de se positionner par rapport à cette situation.
Le phénomène est assez récent au Canada, mais il prend de l’ampleur. Un travail de sensibilisation s’impose. Dans ce film, j’essaie d’expliquer l’origine de cette pratique dans ces pays, quelle est l’attitude qu’ils ont adoptée, quels ont été leurs égarements et les erreurs à éviter pour le Canada.
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