Gauche ou gauche « efficace » ?

2011/04/04 | Par Louis Cornellier

Cet article est paru dans l’édition 2-3 avril du journal Le Devoir.

Le concept de «gauche efficace», promu par l'essayiste Jean-François Lisée, correspond-il vraiment à une modernisation des idées classiques de la gauche politique ou en trahit-il l'esprit, en favorisant un alliage idéologique bâtard qui prend la forme d'une gauche de droite? Selon Pierre Dubuc, directeur du mensuel progressiste et indépendantiste L'aut'journal, c'est malheureusement la seconde interprétation qu'il faut retenir. Dans Pour une gauche à gauche, un essai polémique rédigé à chaud, Dubuc se livre, comme l'indique le sous-titre de son ouvrage, à une «critique des propositions sociales et linguistiques de Jean-François Lisée», pour montrer qu'elles ne font pas progresser le Québec «sur le chemin de son émancipation sociale et de sa libération nationale».

Avant d'entrer dans le vif de cette polémique, il convient d'abord de saluer la contribution des deux hommes au débat public québécois. Lisée et Dubuc n'ont pas peur de se mouiller. Le premier, journaliste de profession, a été con-seiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard. Il est chercheur à l'Université de Montréal et nourrit abondamment un blogue, sur le site de L'actualité, dans lequel il se prononce sans filet sur tous les enjeux de l'heure. Le second a été candidat à la direction du Parti québécois (PQ) en 2005, a cofondé le SPQ Libre, a publié des portraits à charge de Stephen Harper et Michael Ignatieff et multiplie les interventions critiques sur le site de L'aut'journal. Lisée et Dubuc appartiennent tous les deux à la famille souverainiste et se réclament de la gauche. Leurs différends portent donc sur des éléments de stratégie et d'interprétation.

«Longtemps, j'ai eu de l'admiration pour Jean-François Lisée», écrit Pierre Dubuc, qui avoue trouver son frère ennemi «souvent intelligent, brillant et astucieux». Toutefois, les récentes propositions de Lisée, principalement celles qui sont formulées dans Nous (Boréal, 2007) et dans Pour une gauche efficace (Boréal, 2008), ont heurté Dubuc.

Si Lisée parle de «gauche efficace» plutôt que de gauche tout court, c'est qu'il accepte, d'une certaine façon, le constat selon lequel le programme de gauche traditionnel (gros État, gros impôts, syndicats forts) n'est plus adapté à la situation actuelle. Lisée, qui reste attaché aux valeurs de gauche (principalement la justice sociale), suggère donc de jouer de stratégie, en récupérant certaines idées de la droite pour les faire servir à des objectifs de gauche.

Il propose, notamment, une privatisation partielle d'Hydro-Québec et une hausse des tarifs d'hydroélectricité, l'instauration de la concurrence entre les employés de la fonction publique, des salaires plus élevés pour les enseignants qui parviennent à faire augmenter le taux de réussite des élèves en milieu défavorisé et, enfin, une fiscalité qui abandonne de plus en plus le principe de l'impôt progressif sur les profits des entreprises et le revenu pour se tourner vers le principe des tarifs et taxes à la consommation. Originales, les idées de Lisée sont souvent complexes, voire alambiquées. Aussi, le résumé qui précède ne prétend pas leur rendre justice, mais seulement en suggérer l'esprit.


Logique

Dubuc ne partage pas le constat de Lisée sur l'épuisement du programme de gauche traditionnel. Il croit plutôt que c'est son abandon, par manque de volonté politique et reddition devant les forces idéologiques de droite, qui explique le marasme actuel. Il cite l'économiste américain Paul Krugman (ce que fait aussi Lisée!), qui prend Roosevelt comme modèle pour affirmer que les meilleures solutions pour assurer une société juste sont d'imposer les entreprises et les bien nantis et d'encourager la syndicalisation.

Dubuc expose aussi «dix raisons de s'opposer à la privatisation d'Hydro-Québec» et à une hausse de ses tarifs, rejette l'idée des salaires liés à la performance en éducation et propose plutôt d'abolir les subventions aux écoles privées, montre qu'une hausse des droits de scolarité (appuyée par Lisée à de multiples conditions) nuirait à l'accessibilité aux études et, conséquemment, à la productivité nationale. Il explique aussi les raisons pour lesquelles le principe utilisateur-payeur annonce le dépérissement des services publics. On ne peut pas, explique Dubuc en tournant parfois les coins rond, atteindre des objectifs de gauche en se soumettant à des stratégies de droite. Aussi, même s'il relève d'une bonne intention, le pacte avec le diable proposé par Lisée fait le jeu de la droite.

Pour l'avenir du français

Dubuc et Lisée plaident ensemble pour un Québec français. Pourtant, dans ce dossier aussi, la polémique fait rage. Dans son blogue du 14 janvier dernier, Lisée accuse Dubuc de pratiquer «l'oukase et l'excommunication des gens qui ne pensent pas comme lui». Alors que le chroniqueur de L'actualité se fait le promoteur du concept de «nette prédominance du français au Québec», le directeur de L'aut'journal lui oppose celui de «français, langue commune». Selon Lisée, Dubuc, au mieux, coupe les cheveux en quatre et, au pire, entretient une logique d'affrontement entre les langues qui n'a pas lieu d'être.

Selon Dubuc, le concept de «nette prédominance du français», malgré les apparences, n'implique pas que le français soit la seule langue commune et «sous-entend la cohabitation de deux langues, le français et l'anglais».

Dans son blogue du 25 janvier, Lisée fait mine de ne pas trop comprendre la distinction suggérée par Dubuc et écrit que ce dernier «affirme une chose qui n'a pas de sens logique et la prend pour vraie». La thèse de Dubuc est pourtant bien logique: le principe du «français, langue commune» implique des exceptions pour la communauté anglophone, mais refuse d'institutionnaliser la cohabitation des deux langues en général. Dubuc, contrairement à ce qu'avance Lisée, ne veut pas que «l'anglais finisse par disparaître», mais qu'il soit cantonné dans les institutions de la minorité anglophone historique.

Très stimulante, cette polémique interne à la gauche souverainiste est un signe de vitalité sans équivalent dans le camp adverse. Le Parti québécois, dans le giron duquel nos deux ferrailleurs s'activent, saura-t-il s'en inspirer pour sortir de sa douce léthargie? Le cas échéant, insuffler un peu de gauche à gauche dans son programme et son discours ne lui ferait certes pas de tort.