Les étudiants et le tribunal de l’opinion publique

2012/05/16 | Par Michaël Fortier

Les événements des dernières semaines nous portent à croire que le gouvernement Charest aurait laissé pourrir le conflit étudiant en capitalisant sur une opinion publique qui lui serait de plus en plus favorable. On sait que depuis deux mois, ont été commandés nombre de sondages qui représentent le croissant désaveu de l’opinion publique pour le mouvement étudiant. Et fascinés par ces chiffres où l’on voudrait nous faire croire que tout se joue, on en vient à oublier la leçon du sociologue français Pierre Bourdieu: «l’opinion publique n’existe pas».

Remarquons d’abord que ce concept qui se présente comme la somme des opinions individuelles se fonde sur le principe du vote démocratique, «un homme, une voix». Ce faisant, il présuppose 1) que tout le monde est également concerné par les mêmes enjeux, 2) que toutes les opinions se valent et 3) que toutes les opinions se partagent en camps.

Il en vient alors à instrumentaliser des enjeux d’ordre éthique ou doxique («Êtes-vous pour ou contre la hausse des frais de scolarité?») à des fins politiques. Vox populi, vox dei, dit l’adage. La voix de l’opinion publique est bien le «Dieu est avec nous» de l’ère démocratique.

Il est facile de s’en convaincre, pour peu qu’on s’attarde à la méthodologie des sondages. Dans ses études sur le taux d’appui au gouvernement dans le dossier des frais de scolarité, la firme Léger Marketing a restreint son échantillon aux individus âgés de 18 ans et plus.

N’ayant pas atteint la majorité, le cégépien en grève n’a donc pas voix au chapitre, contrairement aux personnes majeures qui seraient complètement étrangères aux revendications étudiantes, voire au milieu universitaire.

D’autres sondages, comme ceux de la firme CROP, s’appuient sur des échantillons non probabilistes, c’est-à-dire des échantillons dont il est impossible d’évaluer la précision et la fiabilité.

On ne cesse pas pour autant de marteler que «68% des Québécois sont en faveur de la position du gouvernement». Et tout cela s’embrouille dès lors qu’on compare les résultats.

Ainsi, un sondage Léger Marketing mené le 28 mars dernier veut que 49% de la population soit favorable à la position du gouvernement, tandis qu’au même moment, la firme CROP donnait un appui de 61%…

N’empêche, «l’appui aux étudiants diminue», dit l’opinion publique. Passons sur le fait que cet appui varie dans des proportions quasi fantastiques de sondage en sondage.

Demandons-nous plutôt ce qu’on mesure vraiment, quand on mesure l’opinion publique. Dans les sondages qui nous occupent, on pose une question assez simple, proche de celle-ci (qui est de la firme Léger Marketing): «Êtes-vous davantage favorable à la position du gouvernement ou davantage favorable à celle des étudiants?»

Clair et simple, cet énoncé se veut neutre en ce qu’il n’oriente pas le choix du répondant. Irréprochable en surface, il n’en pose pas moins une série de problèmes, dont le premier est de réduire les enjeux de la hausse des frais de scolarité à une question de camps.

Cela suppose en effet que ces enjeux, qui par ailleurs n’affectent que le milieu universitaire — et encore, certains champs d’études plus que d’autres —, soient bien connus de tous.

Or il n’en est rien. Un minimum d’honnêteté intellectuelle exigerait alors que les non-initiés soient interrogés non pas sur les camps, mais sur les enjeux qui divisent ces camps: «Êtes-vous davantage favorable à ce que l’université soit relativement indépendante du marché, ou davantage favorable à ce qu’elle réponde aux exigences des entreprises?» «La recherche universitaire doit-elle viser l’utilité sociale ou la rentabilité économique?» «Faut-il financer l’enseignement avant la recherche, ou la recherche avant l’enseignement?» «Croyez-vous que le mouvement de contestation étudiant soit légitime eu égard aux mutations actuelles de l’institution universitaire?»

Il ne fait aucun doute que certaines de ces questions paraîtront obscures aux profanes, mais elles sont, en cela, à l’image des enjeux réels.

Ceux-ci étant supposés connus de tous les répondants, les sondages infèrent, à partir du choix d’un camp par l’opinion publique, qu’elle adopte l’ensemble des positions de ce camp sur les enjeux.

De sorte qu’en faisant porter la question sur les camps, on occulte les enjeux qui les divisent et que les répondants comprennent d’autant moins bien qu’ils ne les regardent pas du tout, — mais sur lesquels on les somme pourtant de se prononcer.

Comme l’écrit Bourdieu, «cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion qu’un pourcentage».

Ce que reflètent alors ces sondages, ce n’est pas la position réelle de la population sur la question de la hausse des frais de scolarité (elle n’existe pas), mais le traitement médiatique du conflit.

En effet, pour ces gens qui composent l’opinion publique, les médias sont le seul prisme à travers lequel ils perçoivent le conflit étudiant.

Au cours du mois d’avril, on n’a cessé de brandir le spectre de la violence. Ne voulant pas «condamner la violence», par ailleurs plus médiatique que réelle, la CLASSE est devenue dans l’imaginaire médiatique le symbole du vandalisme et de la révolution.

Et comme le public parle de ce dont parlent les médias, et que les médias parlent de ce dont parle le public, on a conclu que l’anarchie guettait le Québec. Rien d’étonnant à ce que les sondages démontrent un taux d’appui aux étudiants en baisse depuis le mois de mars…

Dispositif retors, l’opinion publique est une fiction collective qui n’existe que dans la mesure où on la sollicite pour lui faire dire ceci et non cela. Elle n’est rien d’autre qu’un instrument au moyen duquel le pouvoir fabrique un consentement artificiel dont il s’autorise pour légitimer ses politiques: «Voyez, l’opinion publique est avec nous.» C’est pourquoi il importe d’affirmer haut et fort que «l’opinion publique n’existe pas». 

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