Dans les entrevues qu’il accorde à l’occasion du dixième anniversaire de la décision de son gouvernement de ne pas participer aux côtés des États-Unis à la guerre en Irak, l’ancien premier ministre Jean Chrétien néglige de souligner l’importance de la mobilisation populaire au Québec contre cette guerre dans sa prise de décision.
Pourtant, selon Janice Gross Stein et Eugene Lang, les auteurs de The Unexpected War, c’est la mobilisation contre la guerre en Irak au Québec qui est la cause principale de la décision de Jean Chrétien de dire Non aux États-Unis. Chrétien, soulignent-ils, craignait que l’adhésion du Canada à la guerre entraîne la réélection d’un gouvernement du Parti Québécois dont le chef, Bernard Landry, s’était prononcé contre la guerre.
Dans ses Mémoires, l’ambassadeur des États-Unis à Ottawa Paul Cellucci écrit que « le Québec constituait un problème tout comme les opposants au sein du Parti libéral qui ne voulaient pas voir le Canada trop se rapprocher des États-Unis d’un point de vue militaire ».
Cellucci et les dirigeants canadiens se rappelaient sans doute que, lors de la crise de la conscription de la Première guerre mondiale, alors que le Canada anglais vociférait contre le mouvement pacifiste québécois, le député J.N. Francoeur avait déposé une motion à l’Assemblée législative du Québec en faveur de l’indépendance du Québec, une motion qui stipulait que le «Québec serait disposé à accepter la rupture du pacte fédératif de 1867».
Comme le craignait Jean Chrétien, un gouvernement du Parti Québécois aurait pu faire campagne contre la guerre en s’appuyant sur l’extraordinaire mobilisation qui a vu à trois reprises, par des froids sibériens en plein mois de février, plus de 200 000 personnes, de toutes origines ethniques, descendre dans la rue pour s’opposer à la participation du Canada à la guerre en Irak.
Les conditions étaient réunies pour transformer le mouvement contre la guerre en mobilisation pour l’indépendance du Québec et un référendum appelé dans ce contexte aurait fort probablement pu rallier une confortable majorité.
La décision de Jean Chrétien de faire faux bond aux États-Unis a permis d’éviter au Canada et aux États-Unis d’être confronté à cette éventualité en désamorçant le débat au Québec, ce qui allait conduire à la défaite du Parti Québécois et l’élection du gouvernement de Jean Charest.
Malgré tout, une participation discrète
Malgré les affirmations contraires de l’ancien premier ministre, le Canada a tout de même assumé une certaine participation à la guerre en Irak. Indirecte, par le remplacement de soldats américains en Afghanistan, mais également directe, comme le démontre un petit retour sur les événements.
On se rappellera qu’après les attentats du 11 septembre 2001, le secrétaire général de l’OTAN invoque l’article 5 du Traité de Washington qui stipule que toute attaque contre un membre de l’alliance est une attaque contre tous et rend obligatoire de se porter à la défense de ce membre.
Le Canada, en tant que signataire de l’Alliance, est légalement obligé de s’impliquer aux côtés des États-Unis. Ordre est donné aux HMCS Halifax et HMCS Preserver de se diriger vers le Golfe persique pour joindre la Coalition dans le cadre de l’Opération Enduring Freedom, la mission américaine ayant mandat de renverser le régime des Taliban en Afghanistan.
En décembre 2001, des éléments du Joint Task Force 2 (JTF2), l’unité d’élite de l’armée canadienne sont déployés en Afghanistan.
L’implication canadienne est somme toute modeste, en bonne partie parce que l’état-major des Forces armées considère que ses effectifs sont à bout de souffle après les missions en Yougoslavie, en Somalie et au Timor oriental.
Mais les Américains font pression pour que les troupes canadiennes combattent avec eux dans le sud de l’Afghanistan et le Canada accepte l’envoi d’un bataillon de 800 soldats dans la région de Kandahar. Lorsque les soldats canadiens y débarquent, quatre mois après l’invasion américaine, la région est pacifiée.
Alors que le Canada s’apprête à retirer ses troupes de Kandahar, Washington demande à Ottawa de prolonger la mission. Des dissensions se manifestent alors entre l’establishment militaire et le gouvernement Chrétien. Les militaires voudraient demeurer aux côtés des Américains à Kandahar dans le cadre de l’Opération Enduring Freedom, mais le cabinet Chrétien préfère voir les troupes canadiennes s’installer à Kaboul avec les Européens sous l’autorité de l’ISAF. En toile de fond, se dessine à ce moment-là l’invasion de l’Irak auquel l’état-major canadien aimerait participer.
Le ministre de la Défense, John McCallum, est alors « invité » à aller rencontrer le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Ce dernier veut la présence du Canada à Kaboul et non à Kandahar où, selon lui, les combats sont à toutes fins pratiques terminés, tout comme dans le reste de l’Afghanistan.
Rumsfeld laisse entendre qu’il voudrait que l’ISAF relève de l’OTAN et que le Canada prenne la direction de la mission. McCallum prévient Rumsfeld que si le Canada prend cet engagement, il n’aura plus de soldats pour l’Irak.
Rumsfeld acquiesce. Il veut diminuer la présence militaire américaine en Afghanistan au profit de la guerre à venir en Irak et a planifié que l’armée canadienne se substitue à l’armée américaine en Afghanistan. Peu lui chaud que le Canada n’envoie pas de soldats en Irak, mais il insiste sur la nécessité du soutien politique d’Ottawa à cette guerre.
Mais le gouvernement canadien, on le sait, refusera de cautionner la guerre en Irak. McCallum avise l’état-major militaire canadien d’informer le Pentagone que le Canada ne participera pas aux sessions préparatoires à l’invasion en Irak.
Aussi, lorsque les militaires canadiens qui siègent au CENTCOM – le Commandement central de l’armée américaine – demanderont à Ottawa de signer un memorandum avec le Qatar afin de pouvoir suivre le CENTCOM lorsqu’il quitte Tampa en Floride pour le Qatar afin d’assurer la direction des opérations en Irak et en Afghanistan, le ministre des Affaires étrangères Bill Graham refuse.
Malgré tout, le Canada maintiendra ses navires envoyés dans le Golfe Persique (Arabian Sea) dans le cadre de l’Opération Enduring Freedom bien que celle-ci soit passée sous la direction du CENTCOM.
De plus, une trentaine d’officiers canadiens impliqués dans un échange d’officiers avec les Américains participeront à la guerre en Irak. L’officier au rang le plus élevé, Walt Natynczuk, est même directement impliqué dans les plans d’invasion de l’Irak à partir des quartiers généraux américains au Koweit.
Il suivra le quartier-général lorsque celui-ci se déplacera en Irak, même si le gouvernement dont il relève avait pris position contre la participation à cette guerre. Plus tard, Walt Natynczuk deviendra commandant en chef des Forces armées canadiennes.
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