Medellin, Colombie, 23 mai 2013 - C’est à Cali, Colombie, qu’a lieu le Sommet de l’Alliance du Pacifique qui vise à approfondir les Accords de libre-échange (ALÉ) en cours et à insérer la région dans une dynamique commerciale orchestrée par les États-Unis.
Une alliance qui, selon le président Juan Manuel Santos, représente le nouveau moteur économique et de développement de l’Amérique latine et des Caraïbes et qui donnera un poids plus important à la région au niveau mondial, mais que certaines voix critiques associent à une initiative pour créer un bloc qui, au-delà même des visées économiques, chercherait à faire contrepoids au Mercosur et à l’ALBA.
Avec ce sommet en toile de fond, auquel participe le Premier ministre du Canada en tant qu’observateur, l’Agence d’information du travail a rencontré Pierre-Yves Serinet, coordonnateur du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), une organisation qui regroupe toutes les centrales syndicales et syndicats indépendants, la Fédération des femmes et les mouvements écologistes de la province de Québec, Canada, représentant un million et demi de membres sur une population totale de huit millions d’habitants.
Il convient de rappeler qu’il y a deux ans, les gouvernements de Colombie et du Canada ont signé un accord de libre-échange.
En quoi consiste le regroupement intersyndical du Québec et quelle est la mission qui vous amène en Colombie?
Le RQIC est une coalition multisectorielle, où l’on retrouve représentés les secteurs de la santé, de l’éducation, les employéEs d’État de différentes entités gouvernementales, les travailleurs et travailleuses d’entreprises multinationales, entre autres.
Notre travail est organisé autour des accords de libre-échange et les impacts de ce modèle économique sur les divers secteurs sociaux, vus entre autres à partir d’une perspective syndicale et d’équité entre les femmes et les hommes.
Nous sommes actuellement en Colombie à titre d’observateurs, afin de connaître les situations auxquelles sont confrontées les organisations syndicales et de tisser des liens de solidarité, dans le cadre d’une collaboration entre le Centre international de solidarité ouvrière (CISO) à Montréal et l’École Nationale Syndicale (ÉNS).
Il faut se rappeler que vous avez exercé à l’époque une forte opposition à la signature par le Canada d’un ALÉ avec la Colombie, ratifié il y a deux ans.
Le Premier ministre Stephen Harper, du Parti Conservateur du Canada, qui est justement à Cali présentement à titre d’observateur au sommet des pays de l’Alliance du Pacifique, a été un fervent promoteur de l’accord.
Pendant un bon moment, une coalition de mouvements sociaux a montré son opposition aux négociations et a réussi à bloquer le traité.
Voilà plusieurs années que nous luttons contre ce modèle économique qui protège l’investissement étranger et favorise clairement les multinationales, en ouvrant les frontières, en flexibilisant les conditions de travail.
Un tel accord donne même des outils aux entreprises pour poursuivre les États lorsque ceux-ci adoptent des politiques publiques en matière de santé, de protection de l’environnement, des politiques qui sont toutes légitimes.
L’impact du modèle au Canada a été néfaste, et en Colombie nous avons pu recueillir des témoignages qui nous indiquent que la liberté syndicale ne s’est pas améliorée, que la persécution existe toujours.
Quelle évaluation faites-vous de l’ALÉ Colombie-Canada deux ans après sa signature?
Le rapport que le gouvernement a présenté au terme de la première année de l’ALÉ a été insignifiant, un document de quelques cinq pages de pure rhétorique sur la philosophie et les bienfaits du libre-échange, sur la prospérité, mais rien de substantiel.
L’ÉNS a quant à elle présenté un rapport qui révèle que d’importants problèmes subsistent en matière de droits du travail et droits syndicaux.
Nous attendons le deuxième rapport gouvernemental, auquel les gouvernements de Colombie et du Canada se sont engagés pour évaluer l’impact de l’accord. Ce rapport était dû pour le 15 mai 2013, mais lors de notre rencontre de cette semaine avec l’Ambassade du Canada à Bogota, on nous a informés que le document n’est pas encore prêt.
En ce qui a trait à l’Alliance du Pacifique qui se tient à Cali et dont le Premier ministre du Canada surveille les résultats, quelle est la lecture que vous faites de cette Alliance?
Le sommet s’inscrit dans la logique des ALÉ. Il s’agit d’une stratégie plus large, trans-pacifique, à laquelle participent les États-Unis.
Nous sommes inquiets que le gouvernement canadien vienne ici pour signifier son appui à un modèle économique qui ne fonctionne pas pour la majorité, qui range à un second plan les droits de la population.
L’Alliance du Pacifique suit la recette du libre-échange, de la protection et la promotion des investissements et des activités des transnationales, à qui l’on accorde des droits excessifs.
Nous avons ici affaire à un modèle basé sur l’exportation, par lequel la richesse qui est créée ne demeure pas dans le pays hôte pour le bien-être de la population mais qui repart à l’étranger.
Les multinationales mènent leurs activités sans pratiquement rendre de compte sur la façon dont elles exploitent les ressources d’un pays, sur leurs façons de traiter les travailleuses et travailleurs, sur les dommages environnementaux qu’elles occasionnent.
De plus, ce modèle restreint l’autonomie en matière de gouvernabilité, les États voient leur capacité de formuler des politiques d’intérêt public diminuer comme peau de chagrin.
Les ALÉ offrent aux multinationales de tels outils qu’elles peuvent poursuivre les États, tandis que ces derniers ne disposent pas de leviers équivalents.
Les travailleurs et travailleurs sont encore moins équipés pour dénoncer et exiger des sanctions pour une multinationale qui restreint l’activité syndicale et qui viole les droits du travail et détruit l’environnement.
Est-ce qu’il existe des cas concrets de cette situation au Canada, où les droits des multinationales priment par delà les politiques publiques?
Plusieurs cas existent. Depuis que le Canada a ratifié l’ALÉ avec les États-Unis et le Mexique en 1994, plus de 35 poursuites ont été faites contre l’État canadien, et plusieurs litiges ont été perdus.
Le dernier cas s’est élevé à 130 millions de dollars, alors que le gouvernement de Terre-Neuve a suspendu les permis d’utilisation de l’eau et d’exploitation de la forêt de l’entreprise Abitibi-Bowater, après que celle-ci ait annoncé la fermeture de son usine dans la province. L’entreprise a invoqué les dispositions de l’ALÉNA et a gagné sa poursuite.
Aujourd’hui même dans la province de Québec, gouvernée depuis l’an dernier par un parti plus social-démocrate, plus progressiste, on nous menace d’une poursuite similaire par la compagnie américaine Lone Pine Resources qui entend mener des activités de fracturation hydraulique dans la Vallée du Fleuve Saint-Laurent afin d’exploiter les gaz de schiste, un fleuve qui traverse la province et le long duquel vit la majorité de la population.
La résistance sociale et citoyenne a forcé le gouvernement provincial à déclarer un moratoire pour cinq ans jusqu’à ce qu’une étude d’impact environnemental du projet puisse être menée, ce qui a conduit Lone Pine à signaler son intention de poursuivre le gouvernement canadien pour 250 millions de dollars, en vertu de l’Accord de libre-échange nord-américain, qui donne le droit aux entreprises de poursuivre les gouvernements lorsqu’ils mettent en danger leurs perspectives de profits.
Il y a aussi le cas de l’entreprise pharmaceutique Eli Lilly dont on a suspendu le brevet d’un médicament non conforme aux normes de santé publique. La poursuite est ici pour 100 millions de dollars.
Les dispositions des ALÉ provoquent aussi un effet de «refroidissement» chez les gouvernements qui, dès lors, craignent de mettre en œuvre des politiques publiques puisqu’elles pourraient être l’objet de poursuites de la part des entreprises.
Devant quel tribunal les entreprises présentent-elles leurs plaintes?
Les ALÉ créent un tribunal supranational, dont on peut douter de l’impartialité, composé d’un panel d’experts nommés par les États en concurrence, dans ce cas-ci le Canada et les États-Unis, ainsi que par l’entreprise plaignante.
Ces tribunaux ne rendent de compte à personne, entendent les faits pratiquement en secret avec les avocats des parties.
Donc, vous croyez qu’une demande de cette nature pourrait voir le jour en Colombie dans le cadre des ALÉ qui ont été signés?
Certainement. Avec l’ALÉ, les investissements canadiens en Colombie ont grandement augmenté, surtout dans le secteur de l’extraction minière et des hydrocarbures, mais pas dans des conditions satisfaisantes pour les travailleurs et travailleuses, comme on peut l’observer dans le cas de Puerto Gaitán, où la Pacific Rubiales fait ce que bon lui semble, en toute liberté, au point même d’empêcher l’entrée du syndicat de la USO pour veiller au respect de conditions de travail acceptables.
Dans le cadre de l’ALÉ, il serait possible de voir apparaître une poursuite dans le cas du paramo Santurbán, par exemple. Ou encore dans la municipalité de Marmato, où une compagnie canadienne détient des titres d’exploitation de l’or.
Comme la municipalité comme telle, et la communauté, s’opposent au projet d’exploitation de mine à ciel ouvert à Marmato parce que celle-ci implique des dommages irréparables au niveau environnemental et le relocalisation d’un village entier dans un autre secteur, et si hypothétiquement le gouvernement national mettait en place une politique qui interdise l’exploitation à ciel ouvert, l’entreprise canadienne, en vertu de l’ALÉ, peut poursuivre le gouvernement colombien pour un moment exorbitant parce qu’il verrait ses activités restreintes et ses investissements non protégés.
Toutefois, cette situation est peu probable car ce dont nous avons pu voir lors de notre visite à Marmato cette semaine, c’est qu’au lieu de protéger la population, le gouvernement colombien criminalise l’activité minière à petite échelle que la population locale pratique de façon artisanale depuis des siècles.
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