En hommage à Michel Brault, qui vient de nous quitter, nous remettons en ligne cet article de Benoit Rose paru en 2007.
En 1958, Gilles Groulx, Michel Brault et Marcel Carrière vont à la rencontre d’un groupe de raquetteurs, réunis à Sherbrooke pour un congrès loufoque où les participants se déplacent sur l’asphalte, raquettes aux pieds. Le trio y tourne alors pour l’Office national du film un documentaire étonnant : Brault, caméra à l’épaule, y saisit des images à la fois vivantes et audacieuses qui marqueront l’histoire du cinéma. Le film Les Raquetteurs, d’abord honni par l’ONF, allait se révéler en quelque sorte l’acte fondateur du cinéma direct québécois.
« Dans ce classique qui annonce la virtuosité du Brault de Pour la suite du monde (1963), écrivait récemment le directeur-photo français Michel La Veaux, la caméra est le cinéma documentaire. Le cinéma surgit de partout, au bon endroit, à la bonne distance, à la bonne hauteur, en plan fixe ou en mouvement. » Des Raquetteurs à aujourd’hui, c’est tout autant la maîtrise technique que le regard unique de Michel Brault qui ont fait de lui une figure incontournable de notre cinéma.
« Les images de Michel sont d’une beauté époustouflante », écrivait le regretté Claude Jutra au mois de mai 1980. Le coffret DVD Michel Brault : œuvres 1958-1974 permet de saisir toute cette poésie et cette richesse dans ses images, tournées à une époque où l’ONF, fraîchement déménagée d’Ottawa à Montréal, bouillonnait de talent et d’audace. Avec ses camarades de l’équipe française - les Groulx, Carrière, Jutra, Fournier et Lamothe, pour ne nommer qu’eux - Brault a contribué à changer l’approche du cinéma documentaire tout en se penchant sur la question de l’identité avec force.
Du Québec à la Bretagne, en passant par l’Acadie, Brault et ses complices ont observé et suivi les gens pour mieux pénétrer leur imaginaire. La formule traditionnelle du commentaire sur images, classique dans les films de l’ONF, et l’utilisation absolue du trépied ont été jugées embêtantes, comme des freins pour un documentaire voulant se rapprocher de son sujet. Il fallait s’éloigner de ce ton officiel, académique et distant pour parvenir à une certaine fusion avec la réalité.
«Notre méthode d’approche est fondée sur le désir d’écouter les gens et, à travers notre filtre personnel de cinéaste, de les restituer le plus fidèlement possible – en les prolongeant peut-être un peu par notre vision poétique ou notre interprétation personnelle, à laquelle on ne peut échapper évidemment», d’avouer Michel Brault au tournant des années 70. Le caméraman prétend que sa façon de filmer lui est inspirée du photographe Henri Cartier-Bresson, dont il admire le travail.
Tourné avec les habitants de l’Île-aux-Coudres, le film Pour la suite du monde (coréalisé avec le regretté Pierre Perrault) fut en 1963 le premier long métrage canadien à être présenté en compétition au festival de Cannes. Il raconte l’aventure d’une pêche au marsouin, une pêche dont seuls les plus vieux en conservaient souvenir. « La pêche la plus enivrante, qui donne le plus de passion à l’homme », aux dires du vieil Alexis. Ici, la parole est aux habitants. Il s’agit de se mêler aux gens pour la recueillir.
Dépasser la technique
Avant l’Île-aux-Coudres, Brault a collaboré un moment avec le cinéaste et ethnographe français Jean Rouch, pour qui il maniera la caméra dans Chronique d’un été (1961), de Rouch et du sociologue Edgar Morin. Influencé par le travail de Dziga Vertov et Robert Flaherty, des pionniers du cinéma-vérité et participatif, et animé lui aussi par la volonté de parvenir à un cinéma plus proche de la vie des gens, Rouch contribuera par son travail à faire évoluer les techniques vers la souplesse.
Car ce sont les avancées techniques de l’époque qui pouvaient permettre aux jeunes cinéastes d’expérimenter avec plus de possibilités. Armés de caméras plus légères et d’un son synchrone, ils ont pu donner une dimension plus intime au documentaire. Mais les caméras sont demeurées longtemps bruyantes et il fallait jouer d’astuces pour éviter de gâcher le son. La sensibilité de la pellicule restait aussi à améliorer, et puis elles restaient lourdes, ces caméras.
« Pour la suite du monde, ç’a été pour nous l’aboutissement d’une recherche et d’un développement des techniques, d’expliquer Brault au tournant des années 70. Quand est apparue l’Éclair – un modèle de caméra mobile – tout de suite après le tournage du film, la bataille a été gagnée. Nous avons compris dès lors qu’il nous incombait de nous rapprocher davantage des gens, de cerner leurs problèmes. Ce qui (pour faire vite) nous a menés à L’Acadie, L’Acadie ?!? – où tout est acquis, où les problèmes techniques sont définitivement réglés (…) – qui est essentiellement un film de communication. »
L’Acadie, l’Acadie ?!?, long métrage tourné en 1971 avec Pierre Perrault, s’intéresse à la communauté francophone de Moncton et plus particulièrement au mouvement de contestation mis en marche par un groupe d’étudiants à l’Université. « Finalement, l’aspect technique n’est pas très important. Il fallait passer par là pour accéder à autre chose (…), la démythifier pour qu’elle ne soit plus rien, pour en arriver à quelque chose de beaucoup plus important », soit le contact avec les gens.
Une fiction qui s’inspire du documentaire
Deux ans après la pêche au marsouin, Brault réalise sa première fiction, Entre la mer et l’eau douce (1965) mettant en scène Claude Gauthier et Geneviève Bujold. Ce film s’inscrit dans la même démarche dans la mesure où il veut exprimer les choses de la façon la plus authentique possible. Un chansonnier, Claude, quitte son village pour rejoindre son frère à Montréal et tenter sa chance sur scène. Il fait la rencontre d’une serveuse, Geneviève, avec qui il entretiendra une relation éphémère. Claude Gauthier y interprète ses propres chansons.
Tout juste avant, Gilles Groulx réalisait Le chat dans le sac (1964). Comme c’est le cas pour le film de Brault, cette fiction aux accents jazz flirte avec les façons de faire du cinéma direct. Rappelons qu’à cette même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, la Nouvelle vague déferle sur le cinéma français avec ses Godard, Truffaut et autres jeunes réalisateurs désireux de bousculer les standards d’un langage trop pompeux. Ici comme là-bas, la fiction bouge, réarticule son langage.
C’est avec Les Ordres en 1974 que Michel Brault renoue avec le prestigieux festival de Cannes. Ce film sur les événements d’Octobre 70 y remporte le Prix de la mise en scène. Se basant sur une cinquantaine de témoignages de victimes de la Loi des mesures de guerre, il crée un bouquet de personnages aux profils crédibles et dénonce, à sa façon, le comportement largement abusif des autorités sur les citoyens.
Malgré les honneurs, quelques voix nuancèrent à l’époque. René Lévesque (dans Le Jour) et Pierre Vallières exprimèrent des regrets devant ce que l’un a appelé la trop grande discrétion du cinéaste en ce qui concerne le qui et le pourquoi, et ce que l’autre qualifia de « contribution à l’épuration de la mémoire collective ». Lévesque précisa toutefois avoir trouvé dans le film « pour la première fois un tableau absolument convaincant du comment de cette honteuse opération d’abaissement collectif ».
L’oeuvre remasterisée de Michel Brault comprend de nombreux courts métrages, dont La Lutte (1961) – où quelques duels sont mariés à une musique de concerto – , Les enfants du silence (1962) traitant de la surdité et Éloge du chiac (1969), où de jeunes élèves de Moncton débattent sur la question de leur langue. Cette collection incomplète des œuvres du cinéaste constitue un riche morceau du patrimoine québécois. À ne pas oublier.
Lire notamment L’aventure du cinéma direct revisitée de Gilles Marsolais, et le livret de textes et de témoignages accompagnant le coffret DVD.
Michel Brault – œuvres 1958-1974, ONF, 2006.