Un perdu magnifique

2013/10/18 | Par Ginette Leroux


Ses rôles, Marcel Sabourin les joue à l’instinct. Le personnage d’Henri Bernard, qu’il interprète brillamment dans « L’autre maison », le film de Mathieu Roy, lui va comme un gant.

Dès la lecture du scénario, il a vite eu la certitude que ce rôle était pour lui. « Parce que ça me rejoignait complètement. Être perdu en forêt, perdu dans une conversation ou encore dans ses souvenirs, c’est très près de ce que je suis depuis l’enfance », me dit d’emblée cet acteur phare du cinéma québécois. Avant d’ajouter, avec insistance, n’avoir aucun sens de l’orientation ni en ville ni même dans ma propre vie, « qui m’intéresse assez peu d’ailleurs », précise-t-il. L’homme distrait « tout le temps, tout le temps » s’intéresse peu à la vie quotidienne. C’est l’affaire des autres, ça.

Marcel Sabourin n’accepte plus d’être dérangé. « En vieillissant, dit-il, la maladie, la mort vous guettent tout le temps. Tout ça est assez difficile pour que je me ménage, c’est pourquoi je n’écouterai rien qui va me bouleverser. »

« J’ai toujours fait des jobs tough, souvent dans des conditions abracadabrantes », répète, à plusieurs reprises, l’acteur qui a débuté en 1951 à la Roulotte de Paul Buissonneau. « Mais j’ai appris », s’empresse-t-il d’ajouter. Il confie que pour mener de front son métier d’acteur au cinéma comme au théâtre, de metteur en scène, de professeur à l’École nationale de théâtre, de scénariste et d’auteur de chansons et, surtout, y trouver du plaisir, il lui a fallu aller à l’essentiel.

Comment a-t-il pu allier sa vie professionnelle et sa vie familiale? « Heureusement qu’elle était là, c’aurait pu être une catastrophe », répond Marcel Sabourin, toujours amoureux et reconnaissant à sa femme Françoise, à qui il a confié le soin de s’occuper de ses « quatre merveilleux enfants », dont l’un, Gabriel, a suivi les traces de son père.

« Autrement dit, je me laisse prendre par le réel. Sans garde-fou. Par ce qui existe et qu’on ne connaît pas, par ce mystère infini de toutes choses, de ma vie et celle de mon entourage. Parce que je sais que tout mon corps et mon cerveau sont fin prêts à faire face au réel, quel qu’il soit », résume l’homme charmant et complètement désarmant, assis devant moi dans une salle adjacente au hall d’entrée de l’hôtel Nelligan, situé rue Saint-Paul, dans le Vieux-Montréal.

À 78 ans, Marcel Sabourin jouit d’une forme physique remarquable. Pourtant, il se rappelle une scène qui lui a donné du fil à retordre. Henri Bernard, le père qui souffre de la maladie d’Alzheimer, se perd dans la forêt. Son fils Éric accompagné de Maia, sa blonde, le trouvent étendu dans les feuilles mortes. « Je suis très souple. Malgré mon âge, j’arrive à me contorsionner. Mais à cause des séquelles d’un accident au dos, allongé, je n’arrive pas à me relever d’un seul coup, surtout si je dois le faire dans le sens inverse d’une pente et répéter le mouvement à plusieurs reprises », explique-t-il. Ses camarades ont dû le tirer, comme un corps mort.

Il saisit l’occasion du rappel de cette scène touchante pour rendre hommage à Émile Proulx-Cloutier avec qui il aurait partagé avec grand plaisir le prix d’interprétation masculine qu’il a remporté lors du 37e Festival des films du monde de Montréal, en septembre dernier. « Son rôle était beaucoup plus difficile que le mien. Son travail est exceptionnel », tient-il à dire, ajoutant ne remettre aucunement en cause le choix du jury.

Après plus de cinquante films à son actif et une multitude de rôles au théâtre et à la télé, Marcel Sabourin a-t-il atteint une zone de confort sur scène ou devant la caméra? « Est-ce qu’un menuisier a le trac lorsqu’il doit fabriquer une belle table? Il se prépare avec soin. Il connaît ses outils et les manie avec circonspection. Puis, il passe à la création de l’objet », déclare-t-il sans ambages.

Comme pour l’artisan, la préparation d’un rôle est une étape cruciale, me dit l’acteur qui met au service de son jeu sa vaste expérience et les trucs personnels qu’il a développés à travers les années. « Comme un bateau en mer, je vais à l’aventure. Tel l’explorateur qui vérifie tout avant de partir, je prends mes précautions avant de tourner une scène. » L’anxiété est maîtrisée.

Silence, on tourne. La caméra est actionnée, l’acteur entre en scène. Le spectateur verra sur l’écran ce qui entre dans l’œil de la caméra à l’instant présent. « À l’image de la vie, un moment magique, celui où l’art échappe à la rationalité », conclut Marcel Sabourin.