Un programme fédéral de « cheap labour »

2014/05/30 | Par Luc Allaire

L’auteur est permanent à la CSQ.


Le gouvernement fédéral conservateur est en train de contribuer activement à la précarisation accélérée de la main-d’œuvre canadienne en la mettant systématiquement en concurrence avec une main-d’œuvre immigrante importée sur commande par des chefs d’entreprises, avec l’aval du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (CIC), et grâce aux agences privées de recrutement et de placement de la main-d’œuvre1.


Comment cela fonctionne-t-il ?

Il y a plusieurs années, le Canada a mis sur pied des programmes d’importation de travailleuses et travailleurs temporaires (les aides domestiques en provenance des Philippines, par exemple) ou de travailleuses et travailleurs agricoles saisonniers (du Mexique ou d’Amérique centrale). Aujourd’hui, cette politique s’étend à un nombre fortement accru de travailleuses et travailleurs temporaires dans d’autres secteurs grâce au Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET).

Le mécanisme en est le suivant : au nom de la pénurie appréhendée de travailleuses et travailleurs qualifiés, le gouvernement garantit à tout employeur qui en fait la demande d’obtenir les certificats nécessaires pour l’importation du nombre et du type de travailleuses et travailleurs qualifiés recherchés en 10 jours, alors qu’il fallait jusqu’ici compter de 12 à 14 semaines pour étudier le dossier de la demande.

De plus, et surtout, cette demande de main-d’œuvre concerne désormais non plus les travailleuses et travailleurs peu qualifiés pour des emplois que des Canadiennes et Canadiens refusaient d’occuper (travail aux champs, travail domestique), mais bien les travailleuses et travailleurs qualifiés, comme les ingénieurs, les électriciens, les soudeurs et autres, ou encore les employés de service des Tim Horton, Canadian Tire, Home Depot, des abattoirs, des pêcheries, des hôtels ou des résidences de personnes âgées.


Les niveaux de compétence professionnelle des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires au Canada

Niveau de compétence

Pourcentage de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires

Cadres

5,6

Professionnels

13,0

Techniques et spécialisés

10,8

Intermédiaires et travail de bureau

21,8

Élémentaires et manœuvres

5,5

Niveau non indiqué

43,2

Les niveaux de compétence sont fondés sur la Classification nationale des professions.

Source : CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION. « Canada- Effectif au 1er décembre des travailleurs étrangers selon le sexe et le niveau de compétence »,Faits et chiffres 2011 – Aperçu de l’immigration : Résidents permanents et temporaires.

Ce programme permet de recruter plus de 300 000 travailleuses et travailleurs étrangers temporaires par année. Leur nombre est supérieur à celui des immigrantes et immigrants qui deviennent résidents permanents. La majorité d’entre eux se dirigent vers l’Alberta et l’Ontario. Il y en aurait 52 000 au Québec.

Les travailleuses et travailleurs ainsi recrutés ont des contrats de deux ans maximum, ils peuvent être payés 15 % de moins que le salaire moyen dans le secteur, ils ne dépendent pas de l’employeur où ils exercent leur activité, mais de l’agence privée de recrutement, ce qui ne leur donne pas le droit de se syndiquer et ce qui ne leur donne pas non plus le droit à des avantages sociaux2.


Le gouvernement conservateur réagit quand il y a des abus

Ce programme des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires a soulevé de nombreuses critiques récemment en Alberta et en Colombie-Britannique, lorsque des restaurants McDonald’s ont décidé de congédier des employées et employés canadiens pour les remplacer par des travailleuses et travailleurs étrangers temporaires. Avant d’être congédiée, une employée qui avait 25 ans d’expérience avait vu son salaire de 18 dollars de l’heure réduit au salaire minimum.

Ce n’était pas la première fois que ce programme faisait la manchette. En avril 2013, la Banque Royale du Canada avait remplacé quelque 45 employées et employés canadiens par des travailleuses et travailleurs temporaires venus d’Inde. Ceux-ci étaient affectés, à Toronto, à la division RBC des services aux investisseurs qui gère les fonds de clients institutionnels.

Devant de tels tollés médiatiques, le ministre de l’Immigration Jason Kenney, qui est responsable du PTET depuis six ans, réagit toujours de la même façon. « Si et quand il y a des abus, nous agissons clairement et rapidement », répète-t-il sur un air connu.

Ainsi, le ministre Kenney a imposé un moratoire pour les services de restauration. Ce moratoire a d’ailleurs amené des critiques provenant d’un restaurant Poulet Frit Kentucky (PFK) à Sept-Îles, qui se plaint de ne plus pouvoir embaucher des travailleuses et travailleurs étrangers.


Une hausse du taux de chômage

L’Institut C.D. Howe a d’ailleurs publié, à la mi-avril, une étude montrant que l’afflux de travailleuses et travailleurs étrangers temporaires au cours des 10 dernières années est passé de 110 000 à 338 000, faisant augmenter le taux de chômage en Colombie-Britannique et en Alberta, le bastion des conservateurs.


Quand la précarisation devient une initiative de l’État lui-même

Cette stratégie est la dernière des manifestations des attaques en règle menées par le gouvernement fédéral contre le salariat organisé et les conditions de travail en général — jusque-là négociées, et reconnues depuis des décennies, affirme Frédéric Lesemann.

Selon ce chercheur du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS), l’équilibre des relations de travail est rompu au nom d’un raisonnement pseudoscientifique (invocation de la globalisation) qui fait porter la totalité des responsabilités des difficultés des entreprises canadiennes à leur main-d’œuvre, ce qui en illustre bien la dimension purement idéologique, alors même que les entreprises font des profits exorbitants, accordent pour les plus grandes des rémunérations astronomiques à leurs dirigeants, sont résistantes à investir dans la formation de leur main-d’œuvre, voient leur contribution fiscale réduite à 15 % (pour ce qu’elles ne parviennent pas à soustraire à l’impôt par des stratégies de fuite organisée des bénéfices dans des paradis fiscaux).

Le raisonnement qui sous-tend la transformation du travail est connu : la nécessaire compétitivité des entreprises canadiennes dans le contexte de la mondialisation passe par une réduction de la rémunération et des protections des travailleuses et travailleurs.


Faire face aux pénuries de main-d’œuvre

Dans les documents publiés par la Division des affaires sociales du gouvernement fédéral, il est clairement dit que « le Canada dépend de plus en plus des travailleurs étrangers temporaires pour remédier à ses pénuries de main-d’œuvre immédiates »3. Toutefois, on ne spécifie pas que ces pénuries ont lieu principalement dans les entreprises qui offrent de bas salaires et des conditions de travail difficiles, voire dangereuses.

Au début des années 2000, les employeurs appréhendaient beaucoup une pénurie de main-d’œuvre. Cette assertion était fondée sur des projections démographiques. Selon les théories économiques classiques, cette pénurie aurait dû rééquilibrer la capacité de négociation des travailleuses et travailleurs. Compte tenu de la rareté de main-d’œuvre disponible, les travailleuses et travailleurs auraient tenu le bon bout du bâton. Cependant, les processus d’accélération de recours à la main-d’œuvre étrangère sur demande sont venus déjouer les règles du jeu.


L’objectif : maintenir les salaires bas malgré les pénuries de main-d’œuvre

Dans les cours d’économie 101, on apprend la théorie de l’offre et de la demande selon laquelle le prix d’un produit augmente lorsqu’il y a rareté. En théorie, le vieillissement de la main-d’œuvre au Canada devait provoquer une pénurie, laquelle aurait entrainé une hausse du coût de la main-d’œuvre. Dans ce cas-ci, les salaires. Les employeurs ont réagi en réclamant du gouvernement fédéral qu’il assouplisse les politiques d’immigration.

Résultat : un employeur qui ne réussit pas à recruter des employées et employés embauchera des travailleuses et travailleurs étrangers au lieu de hausser le niveau de salaire et d’améliorer les conditions de travail et ainsi d’attirer des travailleuses et travailleurs canadiens. C’est le cas dans le domaine de la restauration rapide, mais aussi dans les abattoirs, chez Dollarama et même dans les banques.

Ce que nous pouvons retenir de cette évolution :

L’État lui-même devient l’acteur central de la précarisation, alors que jusqu’à récemment il était apparu comme le protecteur des plus vulnérables contre « les forces du marché ». C’est ce paradigme social-démocrate qui est aujourd’hui radicalement remis en cause et abandonné, affirme Frédéric Lesemann.

Les amendements aux règles de l’assurance-emploi participent également à la précarisation du travail.


1 LESEMANN, Frédéric (2013). Politiques publiques, protection sociale et progression de l’informalité : les conséquences de la précarisation de l’emploi sur la société, Note sociopolitique no 1, Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) (4 avril).

2 LESEMANN, Frédéric (2013). Politiques publiques, protection sociale et progression de l’informalité : les conséquences de la précarisation de l’emploi sur la société, Note sociopolitique no 1, Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS) (4 avril).

3 PANG, Melissa (2013). Les travailleurs étrangers temporaires, Division des affaires sociales, Publication de recherche de la bibliothèque du Parlement (7 février), http://www.parl.gc.ca/Content/LOP/ResearchPublications/2013-11-f.htm.