Depuis quelques semaines, est commencée la construction du Grand Canal Interocéanique du Nicaragua, une œuvre pharaonesque, qui sera quatre fois plus long, presque trois fois plus large et beaucoup plus profond que le Canal de Panama, dont les travaux d’agrandissement en cours ne suffiront même pas pour le passage de la toute nouvelle génération de navires commerciaux géants.
Le nouveau canal traversera le sud du pays qu’il coupera littéralement en deux, passant sur plus de 100 kilomètres dans le lac Cocibolca (Lac du Nicaragua), la plus grande réserve d’eau douce de l’Amérique centrale.
La construction et l’entretien du canal ont été concédés, pour une durée de 50 ans, à l’entreprise chinoise HKND (Hong Kong Nicaragua Developement) qui y investira entre 40 et 50 milliards de dollars, soit plus de quatre fois le PIB du Nicaragua.
L’œuvre, écrit le politologue argentin, Juan Manuel Karg, montre l’audace et l’extraordinaire vélocité avec laquelle la Chine débarque en Amérique latine, aidée par plusieurs pays de la région pressés d’échapper à la tutelle séculaire des États-Unis.
D’autant plus, ajoute Karg, que, contrairement à Washington, Pékin ne projette de construire aucune base militaire sur le territoire latino-américain et que sa diplomatie n’implique aucune ingérence dans la politique intérieure des pays du continent.
En seulement dix ans, Pékin a presque rattrapé l’Espagne et les Etats-Unis, en termes d’investissements et de commerce avec la région. Elle traite avec tous les pays du continent, incluant les alliés de Washington et membres de l’Alliance du Pacifique, comme la Colombie, le Pérou et le Chili.
Le récent Sommet de la CELAC (pays d’Amérique latine et des Caraïbes sans le Canada et les États-Unis) était précédé, les 8 et 9 janvier derniers, d’un forum Chine-CELAC qui a jeté les bases de ce qui laisse présager une future zone de libre-échange, évoquant l’ex-ZLÉA des années 2000.
Pour Jose Luis Leon Manriquez, chercheur à l’Université autonome métropolitaine de Mexico, le canal offrira à la Chine une nouvelle route pour son commerce avec l’Europe qui, en ce moment, passe par l’Asie centrale, le Caucase et la Russie.
Il permettra aussi au Brésil et au Venezuela, qui n’ont pas de côtes sur le Pacifique, de briser le subtil blocage de l’Alliance du Pacifique. C’est la seule raison, dit Manriquez, pour laquelle le commerce du pétrole entre le Venezuela et la Chine n’a pas cru plus rapidement.
Enfin, rappelle le chercheur, l’administration d’un canal d’une telle importance par le Nicaragua, qui est membre de l’ALBA (Alliance bolivarienne des pays de notre Amérique, une initiative cubano-vénézuélienne), sera majeure pour celle-ci en terme d’influence régionale, voire mondiale.
Les États-Unis voient bien sûr contrarié le monopole qu’ils exercent sur le Canal de Panama depuis cent ans, car, même après la rétrocession de 1999, leurs sous-marins transitent par le canal, leurs navires commerciaux y ont priorité de passage et, surtout, une loi leur permet d’y intervenir militairement, s’ils sentent leurs intérêts en danger.
Selon McDan Munoz, du quotidien internet La Izquierda Diario, il faut dès maintenant s’attendre à ce que Washington envenime les conflits frontaliers existants entre le Nicaragua et le Costa-Rica, à propos de l’utilisation du fleuve San Juan, qui sépare les deux pays, et des limites maritimes entre ceux-ci tant du côté Pacifique qu’Atlantique.
Déjà, avant même la parution des études d’impact environnemental du canal financées par HKND, des ONG environnementales comme le Centre Humbolt et l’Association pour la conservation de la biologie tropicale, et des revues scientifiques internationales comme Nature, leur reprochent d’ignorer les dangers du projet pour l’approvisionnement en eau des pays voisins et pour les nappes phréatiques communes au sud du Nicaragua et au nord du Costa-Rica.
Le 3 février, Washington n’a d’ailleurs pas manqué de se dire préoccupée par le manque de transparence et d’information relativement à ces études.
Depuis le conflit du fleuve San Juan, en 2010-2011, nous dit Munoz, des éléments militaristes costaricains, comme le colonel à la retraite, Jose Fabio Pizarro et sa Patrouille 1856, cherchent à former des escadrons paramilitaires à la frontière avec le Nicaragua.
Le 2 février, dans un acte très médiatisé, des représentants du Conseil national pour la défense de la terre, du lac et de la souveraineté (une organisation de paysans affectés par le projet de canal) franchissaient la frontière du Costa-Rica, demandant solidarité, aide et diffusion d’une soi-disant répression dont ils sont victimes.
Une régionalisation des enjeux exacerbée, avertit Munoz, peut facilement dégénérer dans une zone où se rencontrent également les intérêts de la Colombie et du Venezuela.
Au Nicaragua, le 19 juillet, l’apparition d’une soi-disant guérilla, les Forces Armées pour le Salut National, rappelle de bien mauvais souvenirs à la population en revendiquant l’attaque qui, pendant les fêtes du 35e anniversaire du triomphe de la révolution sandiniste, faisait cinq morts et dix-neuf blessés parmi les militants et sympathisants sandinistes.
Quoi qu’il en soit, le danger environnemental est bien réel, affirme le directeur du Centre de recherche en ressources aquatiques du Nicaragua, Salvador Montenegro Guillen. Une œuvre de l’envergure du canal, dit-il, peut affecter 4000 km carrés de forêts, côtes et milieux humides. Ces espaces sont pour la plupart des réserves protégées comme celle d’Indio Maiz ou de l’île Ometepe, déclarée réserve de biosphère par l’Unesco.
Le plus grand risque concerne le lac Cocibolca, grand comme Porto-Rico, que pourraient contaminer des déversements toxiques et une sédimentation abondante et mouvante. Les puissants courants du lac, pourraient détruire les murs du canal lui-même et saliniser l’eau du lac et du système d’irrigation naturelle des terres agricoles environnantes.
L’eau douce, avertit Guillen, acquiert de plus en plus d’importance dans le monde moderne marqué par la rareté de la ressource à l’échelle mondiale et l’incertitude liée au changement climatique.
De plus, le modèle de croissance chinois ne s’est pas montré différent de celui des pays industrialisés au cours des dernières années. En plus des bienfaits de la modernisation, il a apporté la contamination des mers et rivières, le changement climatique, la déprédation des forêts, l’extinction des espèces et de graves violations des droits humains au nom du progrès.
Mais le gouvernement nicaraguayen et les partisans du canal rétorquent que les environnementalistes qui, aujourd’hui, les accusent tout en méprisant d’avance leur savoir-faire, n’ont étrangement jamais critiqué les gouvernements passés qui ont pourtant laissé dépérir la nature du pays pendant des décennies.
L’ennemi principal de l’environnement, dit Manuel Coronel Kauts, directeur de l’Autorité du Grand Canal du Nicaragua, est la pauvreté. Sans ressources, dit-il, un petit pays comme le nôtre ne peut pas prendre soin de son environnement naturel. Il va devoir céder des pans importants de son territoire à des ONG étrangères et les laisser administrer ses propres richesses naturelles.
« Nous, on ne veut pas ça. On préfère qu’une grande partie des extraordinaires bénéfices économiques générés par le canal, serve à reboiser nos forêts, à décontaminer le lac Cocibolca qui est déjà très mal en point, à reloger les personnes déplacées, à soigner et à éduquer notre population. »
Celle-ci, conclut Kauts, n’a rien à espérer d’ONG internationales qui se disent préoccupées par notre nature et notre biodiversité mais que seule intéresse l’hégémonie occidentale dans la zone.
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