Il y a les universitaires spécialistes qui butinent la même talle - voire la même fleur - durant toute leur carrière sans prendre part au débat public et il y a ceux qui décident de jouer un rôle d’intellectuel en tentant d’éclairer pour le public certains aspects de la société, délaissant la spécialisation pour l’explication générale. Jonathan Livernois est à ranger chez les seconds, ce qui est particulièrement bienvenu puisqu’ils ne sont pas nombreux à s’y aventurer.
Remettre à demain se situe à la croisée des chemins de la littérature et de l’histoire, dans la meilleure veine de l’essai québécois. Il a le mérite de soulever maintes questions, souvent laissées en suspens, et de stimuler une large réflexion, à laquelle ce texte ne peut qu’imparfaitement rendre justice.
Livernois se demande pourquoi « rien n’est jamais tout à fait fini au Québec ». S’inspirant de Pierre Vadeboncoeur, il explique que les Québécois vivent sous une forte illusion, celle de la « permanence tranquille » : nous sommes anhistoriques puisque nous ne sommes jamais entrés dans l’Histoire comme les autres peuples occidentaux par la voie d’une révolution réussie ou d’une appropriation complète de notre nationalité. Nous vivons « une vie vaguement satisfaite » hors du temps, persuadés que rien ne presse, et que nous sommes un peuple « de tout repos et de toute éternité », que rien ne pourrait nous faire disparaître de l’Amérique, même si, paradoxalement, nous sommes convaincus que nous sommes toujours près de l’assimilation.
Ce caractère anhistorique remonte certes à la Conquête, mais surtout au statut colonial : France ou Grande-Bretagne comme mère patrie, nous demeurions contraints à « l’enfance intellectuelle et politique ». Puis, Livernois s’intéresse à l’échec patriote, alors que nous étions sur le « quai de l’Histoire », et enfonce le douloureux clou nous rappelant que le Québec est l’un des seuls endroits d’Amérique où la révolution n’a pas fonctionné. Papineau, en exil à la suite de l’échec, croit toujours que notre nationalité est « impérissable »…
Le Québec post-patriote « flotte sur l’Histoire » sous l’impulsion de l’Église qui rappelle sans cesse à nos ancêtres que les Canadiens français forment une nation culturelle (la défense de nos lois, notre religion et notre culture) et non une nation politique. De cette « longue survivance du Canada français » vient en bonne partie notre puissante illusion d’exister pour toujours.
Et la Révolution tranquille, n’a-t-elle pas mis à mal cette permanence tranquille? Non, répond Livernois, elle n’en donne que l’illusion. Certes, la reconquête économique fut bien réelle et la création de l’État providence a permis de rattraper les autres pays occidentaux au point de donner des cauchemars à la droite, mais les deux autres piliers des années 1960 demeurent inachevés : d’une part, à quand le règlement de la situation politique intenable du Québec au sein du Canada, puis, d’autre part, où est passée la laïcité qui, on l’oublie souvent, était centrale au projet des révolutionnaires tranquilles qui sortaient d’un Québec dirigé, avec des nuances, par des soutanes?
Livernois en profite pour prendre à partie la droite des Bock-Côté et compagnie. Un retour au conservatisme canadien-français pré-Révolution tranquille afin de renouer avec nos racines n’est pas souhaitable puisque leur « passé canadien-français ressemble trop souvent à une armoire antique, décapée et vidée; on ne sait pas ce qu’elle a contenu ». Ce néoconservatisme poursuit l’illusion de la permanence tranquille : nous n’avons qu’à retourner à ce bon vieux Québec qui reste intact depuis tout le temps. La voie à suivre est inverse : il faut achever la Révolution tranquille.
L’essayiste insiste sur des moments (Patriotes, Révolution tranquille, Printemps 2012, etc.) et des auteurs (Vadeboncoeur, Godin, Ferron, etc.) progressistes. Est-ce à dire que la permanence tranquille est essentiellement une idée conservatrice? Le conservatisme est certes, par définition, tributaire d’une volonté de permanence, de statu quo. Or, l’histoire d’une certaine gauche québécoise ne montre-t-elle pas qu’elle accepte assez bien cette illusion, qu’elle se croit à ce point « permanente » pour accepter à tout vent le multiculturalisme canadien?
Cette « puissante illusion » a des impacts concrets sur notre vie politique et sociale, comme s’en désole Livernois : « Nous sommes à l’aise au Canada. Nous y sommes libres et notre culture y est florissante. Bref, nous avons les moyens de nos ambitions. Et cela en dit long sur nos ambitions ».
Difficile d’être en désaccord avec lui lorsque l’on entend à longueur de journée que nous sommes pratiquement indépendants, que « c’est tout comme », qu’il ne nous reste qu’à faire un troisième référendum, sans trop d’effort, pour qu’on arrive au pays. « Ça ne pourra pas toujours ne pas arriver/ Nous entrerons là où nous sommes déjà » écrit Miron que d’aucuns considèrent comme le plus grand poète québécois …
Cette permanence tranquille explique aussi l’inconsistance de notre vie politique et notre tendance à l’inachèvement. « À quoi bon, demande l’auteur, achever quelque chose – au sens de compléter ou de refuser définitivement quelque chose – quand le temps ne manquera jamais »? Alors que le Québec s’enflamme au sujet des accommodements raisonnables en 2006-2007 sous l’impulsion de l’ADQ, argumente l’essayiste, le sujet retombe dans l’oubli durant quelques années et semble redevenir incontournable avec la Charte des valeurs québécoises élaborée par le PQ en 2013. La débandade du PQ et la nouvelle période de latence des Québécois au sujet de la laïcité tendent à justifier la thèse de l’auteur. Si on applique l’explication au référendum de 1995, on fera remarquer qu’un résultat de 50-50 ne pourrait mieux convenir à un peuple qui vit de la permanence tranquille.
Livernois reconnaît que la permanence tranquille n’explique pas à elle seule l’histoire et l’identité du Québec et que certains ont tenté de conjurer cette « tradition mortifère ». Les Asselin, Buies et Fabre des années 1850-1920 côtoient les Dumont, Godin et Ferron des années 1950-1980 dans ce panthéon des réveilleurs de Québécois endormis par une céleste béatitude extérieure au temps. L’essayiste rappelle aussi rapidement que la permanence tranquille repose sur le fait que nous avons dû nous développer avec des institutions partielles en tant que colonie et province.
Or, l’auteur sous-estime l’impact du colonialisme sur la peur de l’achèvement et surtout sur l’incapacité à percevoir tous les aspects d’une nation indépendante. Ceci se voit bien dans le mouvement souverainiste qui, à quelques exceptions près, s’intéresse peu à la politique étrangère et à la défense, par exemple. On a parfois l’impression que l’indépendantisme québécois veut d’une province indépendante, dans le giron du Canada et des États-Unis, et non d’un État complet.
En conclusion de son essai, Livernois admet que, bien que pourfendant cette permanence tranquille, « ses » idées, il les retrouve déjà en partie élaborées par ses ancêtres, comme quoi il participe lui aussi de ce courant d’éternel inachèvement. Il risque même l’image d’un Québec-Sisyphe recommençant sans cesse à rouler sa roche jusqu’au sommet des montagnes laurentiennes. De façon un peu paradoxale, voire provocatrice, il conclut, à l’instar de Camus, qu’il faut imaginer Québec-Sisyphe heureux pour trouver la force nécessaire afin de lutter contre l’absurdité de notre condition québécoise. Souhaitons que Livernois poursuive sa réflexion stimulante dans les années à venir et que nous brisions cette permanence tranquille.
Jonathan Livernois, Remettre à demain. Essai sur la permanence tranquille au Québec, Montréal, Boréal, 2014, 146 p.
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