Il y a quelque chose de charognard à pénétrer l’intimité en lisant la correspondance entre deux corps froids. Notre époque qui étale son égo sur les réseaux sociaux serait toute désignée pour aimer les correspondances. Mais voilà, on écrit une lettre en plus de 144 caractères et l'on n’en prend pas réception par un réflexe pavlovien sonore. Pire, il faut répondre à l’expéditeur et ne pas se contenter de faire un « J’aime » ou un « retweet » !
En bon vautour, j’ai longuement virevolté au-dessus des 229 lettres d’Alfred DesRochers et Louis Dantin en piquant à plusieurs reprises vers ma proie afin de me délecter de ses morceaux. C’est le jeune DesRochers, alors journaliste inconnu, qui écrit à Dantin, ancien religieux défroqué en exil aux États-Unis pour qui le conservatisme des soutanes est devenu insupportable, pour lui exposer sa volonté de « faire du ‘’terroirisme’’ brutal, comme l'est ma race, en général » puisque le folklore lui apparaît « une source poétique encore vierge ». Dantin accepte d’agir comme maître du poète en formation.
Rapidement, l’échange tourne au respect réciproque alors que se dessine une « émulation littéraire » fascinante. Et plus le temps file, plus Dantin recherche l’approbation de son élève, plus DesRochers espace les réponses.
Le centre de la correspondance, d’abord la littérature, se déplace vers la politique et l’économie au gré des soubresauts de la Grande dépression, sans toutefois délaisser la littérature : « Si la littérature se mêle encore à nos douleurs, c’est qu’elles sont guérissables et peut-être à moitié guéries », confie Dantin en 1939.
De sa prose juste, imagée et libre, Dantin se révèle un intellectuel de haute voltige, bien qu’il semble souvent aigri à cause de son exil et de sa mise au ban comme « hérétique »: « Enfin, quand on n’a eu que la moitié d’une vie, on peut bien se résigner à la moitié d’une œuvre! », admet-il.
DesRochers montre, quant à lui, la profondeur de son approche, de sa réflexion sur l’art, la politique et la société, à mi-chemin entre la tradition catholique et le malaise lié aux œillères de l’Église.
Plus la crise économique progresse, plus on découvre un homme ébranlé dans ses convictions et dans sa volonté. Le poète confie : « Le problème est de savoir s’il faut tenter de réformer le monde ou s’il est mieux de se retirer dans un fromage ».
Que peut nous apprendre une correspondance vieille de plus 75 ans, outre ce que peut nous révéler une longue discussion entre deux « semblables, toujours, au contraire, trop dissemblables », selon les mots de Dantin?
Elle est d’abord un puissant antidote à l’image d’un peuple figé dans le temps, ce que les historiens savent depuis longtemps, mais que notre mémoire collective s’acharne à répéter. Le Québec pré-Révolution tranquille n’est pas cet îlot monolithique conservateur au cœur d’un monde occidental qui se modernise à grand trait, argument sans cesse ressassé comme preuve de la petitesse de ce peuple en pleine « survivance ».
Le Québec n’a d’ailleurs pas tellement changé depuis cette époque canadienne-française. Par exemple, le mépris de trop de Montréalais envers les régions agace DesRochers, qui habite « à l’ombre de l’Orford » : « Dans la province de Québec, il existe deux villes. Dans l’une vivent les nombrils d’univers, c’est Montréal. Dans l’autre, les imbéciles, c’est Québec. Le reste, c’est la campagne ».
Des esprits intelligents, cultivés et curieux, dont la modernité des regards frappe, malgré des grincements de dents en lisant leurs propos sur les femmes, vivaient donc bel et bien en ces « terres incultes ».
Ils y discutent Marx, Keynes, Pareto, Freud, Gompers, Poe, Whitman, Gide, Révolution russe, syndicalisme, jazz, rôle de l’Église, foi et bien d’autres choses. Dantin se définit à l’occasion comme anarchiste, mais le plus souvent comme socialiste, qualificatif que s’attribue aussi volontiers DesRochers qui se demande « s’il est encore possible, en notre siècle, de faire servir le vers à de grandes idées ».
Les littéraires se plaignent de la difficulté de vivre de leur plume, notamment à cause de notre situation démographique, mais aussi par manque de lecteurs et de critiques. Le monde du journalisme et le lectorat ressemblent d’ailleurs déjà aux nôtres : « Les journaux, qui n’ont qu’une mission ou si vous préférez une raison d’être : l’intérêt de la masse, sont presque tous liés à des intérêts particuliers, et la masse n’encourage pas ceux qui prennent son intérêt », argumente DesRochers.
La Presse de Desmarais et le Journal de Péladeau n’ont-ils pas encore aujourd’hui des centaines de milliers de lecteurs qui aiment se faire rappeler qu’il faut accepter le crédo de l’élite économique et conspuer l’écologisme, les intellectuels et les syndicats ?
La censure et la petitesse de jugement de l’élite bien élevée ne sont pas loin des nôtres non plus, ce qui fait dire à Desrochers : « Ils m’avaleront, dussent-ils en mourir d’indigestion! » À l’époque, la censure était cléricale et se vautrait dans les rassemblements catholiques, elle est aujourd’hui « politiquement juste », se promène dans les 5 à 7 et les lancements de presse.
Alors que l’Index, jamais bien loin, disait quoi ne pas lire, les palmarès des ventes et autres « coups de cœur » disent aujourd’hui quoi lire. À la censure par l’interdiction, on a substitué la censure par la sélection. Avec DesRochers, nous avons le goût de dire : « Il faut voir quelle horde d’imbéciles profitent des faveurs, pour que le dégoût nous vienne d’être toujours ceux qui écopent ».
Nationalisme, modernisme (exotisme) et canadianisme sont discutés dans des termes qui sont encore en partie les nôtres : la culture québécoise doit-elle se rattacher à Paris ou vivre par elle-même? Peut-on, doit-on, écrire une langue québécoise?
DesRochers se réconcilie difficilement avec le fait d’être un « fils déchu de race surhumaine » dont les ancêtres récents ont été transformés en « petits moutons de St-Jean-Baptiste » : « Si j’ai des tendances révolutionnaires, ce ne dépend pas entièrement de moi, qui n’ai vraiment pas trop à me plaindre de l’existence, c’est que des générations et des générations qui m’ont précédé, ont été menées pendant des siècles et des siècles à coups de pied; ce qui me révolte, ce sont des faits passés qui s’ajustent aux présents et qui les centuplent ».
Il se réclame du canadianisme et du terroir, puis se rétracte, mais n’embrasse pas davantage l’exotisme, alors que Dantin le fustige à la fois de s’éloigner de sa nation et du modernisme français même si, lui-même, constate à plusieurs reprises un immense abîme entre son âme d’exilé et l’âme québécoise.
Finalement, ces échanges privés nous intéressent parce qu’on s’y exprime plus ouvertement. Et, pour se faire une représentation d’une époque, se fier à la seule sphère publique est à coup sûr une erreur. Dans ce cas, DesRochers et Dantin s’avèrent mordants, lucides, souvent géniaux. Vous en voulez un dernier exemple?
« J’ai conscience d’avoir, avec L’offrande aux vierges folles, écrit un livre qui en vaut bien d’autres, affirme DesRochers. Pourtant, parce que je vis en province, c’est le silence ou l’hostilité ou la banalité. Cette machine à abrutis, qui s’appelle La Presse m’a consacré cinq lignes, pour dire que j’avais pastiché les anthologies et que je devrais écrire en prose ».
Pierre Hébert, Patricia Godbout, Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers. Une émulation littéraire (1928-1939), Montréal, Fides, 2014, 588 p.
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