Plusieurs médias en ont fait des titres à sensation avec la publication par Statistique Canada des données linguistiques du recensement de 2001. Dans le texte d’accompagnement, on mentionne qu’à « Montréal pour la première fois depuis 30 ans le nombre de personne s’exprimant en français a fait un bond. » en soulignant que « depuis 1971, la proportion de personnes qui parlaient le français le plus souvent à la maison avait continuellement régressé dans l’île de Montréal. » Or, cela est faux.
Selon les données des recensements compilées pour le gouvernement du Québec en 1996, l’usage du français à la maison avait aussi connu une augmentation de 1981 à 1986 (1,8 %). Cette augmentation était même deux fois plus élevée que celle de 0,8 % de 1996 à 2001 (voir le tableau 1).
Statistique Canada souligne également que «pour la première fois depuis 1971, la population de langue maternelle française s’est accrue de 14 500 personnes de 1996 à 2001 … ». Mais une augmentation de 14 500 individus sur une population totale de 1 812 723 est infinitésimale. Statistique Canada relève par la suite que proportionnellement à la population de langue maternelle anglaise ou autre, il s’agit en fait d’une légère diminution « passant de 53,4 % en 1996 à 53,2 % en 2001.»
Bien que la parution d’autres informations et d’autres analyses du recensement de 2001 sera nécessaire pour arriver à des conclusions plus définitives, il est possible de dégager l’impact des principaux facteurs susceptibles d’expliquer l’évolution des résultats de 2001.
Les facteurs extra-linguistiques
Certains facteurs influencent le poids démographique des francophones de façon externe au contexte sociolinguistique. Ils ne dépendent pas directement de la force d’attraction du français. Il s’agit des facteurs migratoires, tels que l’immigration internationale, la migration inter-provinciale ou encore l’étalement urbain, ainsi que les taux de natalité ou de mortalité, et les facteurs méthodologiques.
Par exemple, avec la migration, sinon « l’exode », vers les autres provinces, la population anglophone a perdu le tiers de ses effectifs. Si ce déficit migratoire n’avait pas eu lieu, la proportion de francophones de l’ensemble du Québec aurait déjà diminué en deçà du seuil des 80 %.
D’une part, comme l’a souligné Charles Castonguay, le questionnaire du recensement de 2001 à l’égard la langue parlée à la maison a été modifié d’une façon qui a pu créer une augmentation artificielle de la proportion de francophones. Rappelons-nous que les modifications du questionnaire en 1991 avaient produit une hausse invraisemblable des transferts linguistiques chez les allophones, qui étaient passés, en chiffres absolus de 102 000 à 180 000 en 1991.Cela avait surtout favorisé les transferts vers le français.
D’une part, il y a eu une augmentation de la proportion des nouveaux arrivants de langue maternelle française ou issus de pays de culture proche de la francophonie. De plus, l’exode des francophones vers l’extérieur de l’île de Montréal s’est largement résorbé. Donc davantage d’immigrants francisés sont arrivés à Montréal et un plus petit nombre de francophones l’ont quitté.
Le français à Montréal a donc récupéré « par défaut » une petite partie de ce qu’il a perdu depuis 15 ans, surtout parce qu’une proportion élevée de la population anglophone ou anglicisée quitte Montréal et le Québec.
Le facteur clé: les transferts linguistiques
Le pouvoir d’attraction intrinsèque du français s’évalue avant tout par les transferts linguistiques. Les individus effectuent des transferts linguistiques quand ils adoptent comme langue d’usage à la maison une langue autre que leur langue maternelle. Cela se produit habituellement de façon très lente, au fil des générations. Les transferts devraient se situer à environ 90 % vers le français pour que les francophones de toutes origines gardent leur poids démographique relativement à celui des utilisateurs de l’anglais.
Ce n’est pas la croissance de la population allophone qui menace la survie et l’épanouissement du français au Québec. C’est plutôt le fait que la force d’attraction du français est constamment en concurrence avec celle de l’anglais, le territoire québécois étant largement soumis à l’influence du contexte canadien anglais et nord-américain..
Selon le recensement de 2001, les transferts linguistiques des allophones vers le français, qui étaient de 39 % en 1996, ont augmenté à 46 % en 2001. Bien qu’on puisse applaudir cette augmentation, il ne faut pas perdre de vue que ces taux sont loin d’atteindre le seuil souhaitable de 90 % qui permettrait le maintien du poids démographique relatif des utilisateurs du français.
De plus, la mesure des transferts linguistiques doit être circonscrite de l’effet des facteurs « extra-linguistiques » pour obtenir une évaluation valide du pouvoir d’attraction intrinsèque du français. D’une part, l’exode des anglophones et des allophones anglicisés de 1996 à 2001 a sans doute fait diminuer artificiellement le taux apparent de transferts linguistiques vers l’anglais et augmenter le taux vers le français, car des individus ayant fait des transferts vers l’anglais ne sont alors plus comptabilisés.
Par ailleurs les travaux de Marc Termote, démographe de l’INRS Urbanisation, indiquent qu’une grande partie des transferts vers le francais observés chez les nouveaux arrivants «sont le fait d’immigrants déjà francisés avant leur établissement au Québec (l’immigration récente comportant plus de personnes provenant de pays « latins » ou de pays de la « francophonie étendue ». Conséquemment, « même si le pourcentage de transferts vers le français a augmenté parmi les immigrants récents, on ne peut guère en inférer pour l’avenir une hausse substantielle des probabilités de transfert vers le français ».
Les facteurs extralinguistiques comme l’immigration ont une influence numériquement beaucoup plus grande sur les niveaux et les proportions de l’usage du français à la maison que les transferts linguistiques. Nous accueillons annuellement beaucoup plus de nouveaux arrivants que le nombre de transferts linguistiques, qui se produisent généralement de façon très lente au fils des générations. Cependant la force d’attraction intrinsèque du français est garante de l’avenir du français à plus long terme.
Les médias: optimisme naïf ou syndrome de Pinocchio ?
La publication des données de Statistique Canada a démontré une nouvelle fois le double jeu de nos éditorialistes. Prenons l’exemple de La Presse. Alors que le recensement de 1996 indiquait une décroissance rapide de la proportion de francophones dans l’île de Montréal et une légère diminution dans l’ensemble du Québec, l’éditorialiste Alain Dubuc déclarait que la bataille du français est gagnée et que, de toute façon, les données sur la langue d’usage à la maison et la situation linguistique dans l’île de Montréal n’étaient pas importantes.
Maintenant que les données du recensement indiquent une légère augmentation dans l’île de Montréal et à un niveau minime dans l’ensemble du Québec, l’éditorialiste André Pratte défend la validité de ces données et considère qu’elles « opposent un implacable démenti à ceux qui, malgré les progrès fulgurants des dernières décennies, continuaient d’annoncer l’apocalypse linguistique au Québec. Au contraire, le français ne s’y est jamais mieux porté. »
Pourtant malgré les progrès fulgurants invoqués par M. Pratte, la proportion des francophones selon la langue parlée à la maison est encore inférieure de plus de 5% à celle de 1986. Selon le chercheur américain Marc Levine, la proportion de francophone à Montréal n’était jamais descendue sous la barre des 60% depuis le recensement de 1871.
La situation du français à Montréal a une importance capitale pour l’avenir du français dans l’ensemble du Québec. La région métropolitaine accueille 85 % de la population immigrée, dont l’immense majorité réside dans l’île de Montréal. C’est dans l’île de Montréal que se font l’accueil et l’intégration des immigrants pour l’ensemble du Québec. En l’absence d’une masse critique de francophones, les transferts linguistiques vers le français risquent de diminuer, alors qu’ils sont, à leur niveau actuel, déjà insuffisants pour assurer l’avenir de la langue française
De fait, les plus récentes études de prévisions démographiques, effectuées par Marc Termote (1999), font état d’une minorisation inéluctable des francophones de toutes origines dans l’île de Montréal d’ici environ 20 ans, ce qui ferait passer sous la barre des 80 % la proportion de francophones au Québec. Il est improbable que les résultats du recensement du 2001 indiquent un renversement de cette tendance lourde. Comme le précise M. Termote: « Ce qui est important ici, ce n’est pas le fait d’être tout juste au-dessus ou au-dessous d’une barre devenue “ magique ”, mais bien la tendance apparemment inéluctable à la baisse. »
Chercherait-on à endormir le peuple québécois ?
2015/09/23 | par Mario Beaulieu
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