Il y a quelque temps, j’écoutais Radio-Canada avec toute l’attention que l’on porte à un être en voie de disparition que l’on n’a jamais vraiment apprécié, c’est-à-dire distraitement, lorsque l’animateur annonça le thème de la prochaine heure : « Le folklore québécois appartient-il au patrimoine de l’humanité? »
Transi, je me suis dit que j’avais mal compris, qu’il devait avoir demandé si le folklore québécois faisait partie des plus grands de l’humanité, ce qui m’étonnait tant il est de bon ton de mépriser poliment le Québec à la première chaîne. Mais non, la question était bel et bien celle que j’avais comprise au départ. « Quel peuple au monde se demande s’il appartient à l’humanité? », est une interrogation qui me tracasse depuis.
À Espace musique, on se gargarise chaque jour à grands verres de « musique du monde » (« quelle musique n’est pas du monde »? est une autre question qui me taraude), mais on se demande si la musique québécoise en fait partie.
Et l’un explique l’autre. Moins nous nous vivons comme culture, moins nous nous rendons compte de notre existence même. Est-ce là ce que l’on appelle une pulsion de mort?
C’est avec ce questionnement en tête que j’ai attaqué l’essai Le roman sans aventure d’Isabelle Daunais dans lequel elle tente de répondre à une délicate question : pourquoi le roman québécois n’intéresse-t-il pas le reste du monde, ou, pour reprendre la formule de Kundera, pourquoi aucun roman québécois n’a-t-il réussi à marquer le « grand contexte », là où les Tchèques peuvent se vanter d’avoir offert Kafka et les Polonais, Gombrowicz ?
Daunais écarte, sans vraiment les réfuter, les arguments habituels sur le sujet, à savoir la jeunesse de notre nation, l’insignifiance de la culture québécoise dans l’immensité de la culture francophone dominée par la France et notre ambivalence politique. Si ces arguments sont en partie valables, explique-t-elle, ils ne sauraient être suffisants.
Partant du principe que le roman est le discours qui démontre le plus adéquatement le rapport unique d’un peuple au monde, Daunais argumente que le manque d’universalité de notre roman relève de notre identité même.
Ce que révèle notre roman, c’est la vacuité de la condition québécoise qui est une expérience du monde sans aventure. Par aventure, l’auteure ne parle pas de péripéties, ce dont le roman québécois ne manque pas, mais plutôt d’une expérience existentielle qui change profondément le personnage et fait ressortir une réalité humaine inexplorée.
C’est cette absence qui rend insignifiant notre roman au reste de l’humanité puisqu’aucun événement ne vient profondément bouleverser notre univers, donc notre roman.
S’appuyant toujours sur Kundera, Daunais explique que le Québec est « extérieur à la comédie humaine » puisque nous existons dans « l’idylle », soit un univers loin de l’Histoire, dans lequel il existe certainement des conflits, voire de l’adversité par moments, mais nous revenons toujours à l’idylle, à un monde « permanent ».
Ainsi, si chaque humain peut comprendre et vivre l’idylle momentanément, l’expérience permanente de l’idylle est très rare, voire unique, et rend inintéressante et inutile la condition québécoise pour les lecteurs extérieurs.
Daunais ne méprise pas pour autant le roman québécois qu’elle a d’évidence abondamment lu. Il s’agit simplement de prendre acte que notre expérience au monde est difficilement communicable aux autres nations puisque nous sommes des « natifs de l’abandon ».
Cette expérience est une chance et un malheur puisqu’elle nous fait vivre tranquillement hors des horreurs de l’Histoire, mais cette existence nous coupe du « grand contexte » nécessaire à l’élaboration d’un roman qui dévoile une réalité à l’ensemble de l’humanité.
Si les premiers romanciers, tels Philippe Aubert de Gaspé et Antoine Gérin-Lajoie, découvrent le monde de l’idylle avec étonnement, la génération de Louis Hémon (Maria Chapdelaine, 1916) acquiesce à cette condition. C’est Ringuet qui pousse cet assentiment encore plus loin en faisant de Trente arpents (1938) un roman où les personnages se satisfont d’un monde pacifié au point de ne pas rêver d’aventure.
Après le temps de la découverte et de l’acquiescement arrive le temps de la modernisation de l’idylle. Malgré l’image de rupture, à certains égards bien réelle, que projette Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, ce roman transpose en fait cette « permanence tranquille » à la modernité urbaine, réalité que les romanciers des années 1950 tels Anne Hébert et André Langevin reprendront à leur tour en ayant « l’ennui comme seul ennemi ».
La Révolution tranquille ne rompt pas avec cette idylle, poursuit Daunais, mais accepte plutôt « la tranquillité en héritage », bien que les changements stylistiques, thématiques et formels ne puissent être niés.
Alors que, durant un siècle, les romanciers cherchent l'aventure, mais se rendent compte qu'elle ne peut pas arriver, dans les années 1960, les romanciers, sous des dehors révolutionnaires, acceptent pleinement qu'il n'y ait pas d'aventure possible pour eux et cessent la quête.
Ce trait se vérifie notamment à la prolifération du personnage de l’écrivain depuis lors. Les romanciers ne cherchent même plus à rejoindre le monde historique et voient dans l’acte d’écrire la matière même du roman. En d’autres termes, l’idylle est complète et la quadrature du cercle est parfaite : des romanciers qui se parlent entre eux à l’extérieur de la condition historique.
À la lecture, l’essai fascine puis, à la réflexion, l’hypothèse s’effrite et laisse parfois une sensation tautologique : parce que les Québécois sont hors de l’Histoire, ils ne vivent rien et n’intéressent personne. Puisqu’ils n’intéressent personne, les romanciers québécois n’influencent pas le « grand contexte », ce qui les pousse encore davantage aux marges de l’Histoire, qui les empêche de connaître la vraie condition humaine et d’intervenir sur le grand contexte, qui…
Daunais nous dit que le roman permet de nous lire. On regrette cependant qu’elle ne lise pas le Québec, mais seulement son roman. Elle se contente d’affirmer que nous vivons dans l’idylle et que notre roman en témoigne dans chacune de ses pages. L’essai serait beaucoup plus percutant s’il couplait le monde de l’imprimé et le monde de chair et montrait les concordances entre situation historique et romanesque.
Si le roman québécois est incapable d’aventure, c’est d’abord que le peuple québécois est frileux face à l’aventure. Mais cette réalité revient aux arguments que Daunais écartait d’entrée de jeu du revers de la main, à savoir que le Québec se dit non depuis toujours et ne s’assume pas. Comment le reste du monde assumerait notre roman? Son hypothèse est donc intéressante, mais elle vient surtout ajouter aux autres explications. L’auteure ne prétend d’ailleurs pas clore le débat.
Contrairement au journaliste de Radio-Canada, Daunais ne demande pas si le roman québécois appartient au patrimoine de l’humanité. Il n’en demeure pas moins que le questionnement est proche. Si notre roman n’est pas universel, aussi bien dire que nous ne sommes pas de la race humaine, ou du moins, que nous sommes la lie de l’humanité puisque nous n’avons pratiquement rien à exprimer de la condition humaine. J’ai peine à croire que le cas du Québec soit si unique. Si l’on faisait le tour de toutes les petites littératures nationales, on en trouverait plusieurs qui n’ont pas connu d’auteurs de génie.
Et si notre condition particulière était celle d’un peuple qui se méprise? Si le peu d’intérêt que l’on suscite chez les autres venait d’abord de l’inintérêt que l’on suscite en nous?
Isabelle Daunais, Le roman sans aventure, Montréal, Boréal, 2015, 222 p.
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