Gaston Miron « arrivé à ce qui commence »

2016/03/29 | Par Simon Rainville

Que peut-on encore dire sur « Miron le magnifique », dont la renommée est si grande qu’on lui accordait déjà de son vivant l’épithète de poète national?

Gaston Miron est un héros à hauteur d’homme taillé dans le folklore, la souffrance et le paysage d’ici. A-t-on vu plus québécois que lui, qui alliait « d’une seule coulée d’être » les aspirations, les qualités, les défauts et les contradictions de son peuple?

N’est-on pas allé jusqu’à suggérer qu’il était possible de faire un voyage en « Mironie » tant il a fait œuvre-continent? À l’époque où l’on organisait encore des funérailles nationales à des artisans du destin du Québec et non à des promoteurs de diva américaine, Miron s’est vu décerner l’ultime honneur civique.

S’il semble difficile de dire quelque chose de neuf sur Miron, peut-être est-il préférable de retourner à ce qu’il a lui-même écrit, notamment en lisant ses Lettres, 1949-1965, éditées par Mariloue Sainte-Marie, dans lesquelles il correspond autant avec son aînée conservatrice Rina Lasnier, avec qui il entretient « une amitié drue et sans complicité », qu’avec le jeune Gérald Godin, alors à la revue socialiste Parti pris.

Tout comme sa poésie, ses lettres sont un entrelacs où s’enchevêtrent vie privée et vie publique, Miron et le Québec. « Je suis au centre du monde tel qu'il gronde en moi », écrit-il dans La marche à l’amour.

Quelques poèmes inédits se trouvent dispersés entre des lettres écrites « à bout portant » et d’autres, plus littéraires, dont les formulations – les mots « me sont l’étoile-sonde, la vrille-tête » ! – mériteraient à elles seules une étude.

La correspondance couvre la période où Miron, à l’instar d’une partie du Québec, se cherche, puis se trouve, puisqu’il sent qu’il est « arrivé à ce qui commence ».

« Je cherche, écrit Miron, c’est même la seule constance de ma vie, cette recherche, qui, vue de l’extérieur, sans doute peut apparaître comme inconstante et incohérente ».

Cette constante inconstance parsème les lettres du poète. Il se dit tour à tour anarchiste, socialiste, conservateur. Sa vie agonique le mène plus d’une fois à vouloir délaisser l’édition à l’Hexagone et la création.

Miron est aussi un paradoxe. Il affirme sans cesse n’avoir rien à dire, n’avoir plus d’intérêt pour la littérature puisqu’il s’agit de mots-mensonges, mais il ne parle que de cela dans ses lettres et se démène corps et âme pour faire connaître la poésie d’ici.

Les lettres témoignent de la genèse de son œuvre, alors que les thèmes essentiels y sont rapaillés, « bric-à-brac ». L’importance des camarades, d’abord, comme palliatif à la famille et à l’amour en perpétuel échec.

« Qu’au moins nos regards se croisent en un lieu d’irréductible amitié », écrit-il à Claude Haeffely en 1954. L’acceptation, ensuite, de sa pauvreté et de son humiliation, tant matérielles qu’intellectuelles, et de celles du Québec, comme moteur à l’action et à la création : « Je n’ai pas honte de ma pauvreté existentielle, qui est celle de mon peuple ».

Alors qu’il vient de rencontrer les « géants » Breton et Frenaud, Miron confie : « J’avais quelque chose à leur donner, si humble que soit ce quelque chose, et qu’ils n’avaient pas, ma qualité de Canuck, ma différence ».

C’est ce régionalisme, cette « insuffisance humaine » québécoise, croit-il, qui le mènera à l’universel : « L’Homme d’ici, justement parce qu’il ‘‘est’’ (l’Homme de nulle part n’est pas) a des chances d’être l’homme de partout, l’homme de chaque ‘‘ici’’ ».

La correspondance montre la difficulté, enfin, de dire le Québec, et donc, de se dire en tant que poète. L’aliénation de « ce peuple emmuré dans la dualité linguistique, négation de tout langage, de toute culture, de toute création » est indissociable de son œuvre. Nous aurions certes tort de réduire Miron au poète national – qui est unidimensionnel ? –, mais la tentative de certains de dissocier sa poésie du destin collectif est vaine.

Alors que Miron rêve d’étudier l’édition en France, voyage qu’il veut vivre comme un exil, un répit face à sa situation de Canadien français, le constat de son américanité, une fois sur place en 1959, le frappe. De prime abord, Paris ne lui plaît pas tellement, les Français pas davantage. C’est aussi cela la poésie de Miron : un interstice à remplir entre l’Amérique et la France où se joue cette drôle de nationalité qu’est la nôtre.

Il y a une tension irrépressible entre action et création chez Miron, tension qui traverse sa correspondance. Il dit vivre sa poésie plutôt que l’écrire puisqu’il est un poète oral qui élabore des chroniques, ajoutant et retirant des passages, un peu à la façon du folklore qu’il aime tant.

N’est-il pas symptomatique, d’ailleurs, que le poète, que d’aucuns considèrent comme le plus grand que le Québec ait connu, ait sans cesse dit qu’il n’en n’était pas un et qu’il était plutôt un « animateur » de la scène culturelle ? « Je fus seulement une présence poétique entre 1951 et 1958 », écrit-il en 1959.

S’il résonne tant en nous, c’est que Miron est le symbole de notre inachèvement. « Cette poésie, écrit-il, si poésie il y a, est vouée à l’échec, puisqu’elle témoigne de l’échec de ma vie ». Tout est dit et toute son œuvre est empreinte de cette fragilité, de ce sentiment d’échec.

Nous avons tout dit sur Miron, et pourtant tant reste à dire. Et encore plus sur son héritage avorté, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Comment écrire dans le sillon de Miron, alors que le pays semble bien vouloir ne jamais arriver et l’idée même d’une culture québécoise est souvent remise en doute?

Trop nombreux sont ceux qui oublient qu’ils sont des « hommes d’ici », que c’est là leur façon de vivre leur humanité. Comment prendre le parti des exploités, alors qu’ils ne rêvent que d’être les exploiteurs ?

Si Miron et le Québec avaient le sentiment d’être arrivés à ce qui commence et que, pourtant, rien n’a vraiment changé depuis 50 ans, où en sommes-nous aujourd’hui ? Nous ne sommes plus Canadiens, mais nous ne sommes pas pleinement Québécois. Situation intenable. À dévier depuis trop longtemps de notre route, il se pourrait que l’on voie qu’elle est maintenant sans issue.

Miron, dans sa dualité toute québécoise, était capable des pires apitoiements comme des moments d’optimisme les plus sincères. Dans les moments de découragement, goûter ses mots restera toujours un élixir : « Au plus creux de la pagaille politique et de la honte, il n’est pas question de laisser tomber nos armes. Notre lutte n’a pas le brillant des grandes émancipations d’un jour, elle est sourde, résistance passive souvent, elle est agonique, mais elle a du cœur je pense ».

Son action épistolaire, puisqu’il s’agit bien chez Miron d’action en toute chose, révèle à quel point, malgré ses inconsistances, il pourchassa sans relâche le même objectif : se donner naissance en poésie tout en donnant naissance à sa culture et à son pays, en somme, « travailler jusqu’à la corde usée pour une culture qui nous rend libre ». Cette « angoissante route à la sérénité » qu’il a entreprise est toujours la nôtre.

 

Gaston Miron, Lettres, 1949-1965, édition établie par Mariloue Sainte-Marie, Montréal, Hexagone, 2015, 600 pages.