Des ovnis se posent parfois sur ma table de travail. Un livre à couverture rouge m’ordonne : Cessons d’être des colonisés! Surprise : ce n’est pas une réédition d’un essai des années 1960 et l’auteur n’est pas un marxiste convaincu, un vieux barbu trainant sa nostalgie et ses rêves d’adolescence comme d’autres s’attachent à de vieilles idées depuis leur jeunesse ou portent leur rêve d’avoir un Winnebago en Floride.
J. Maurice Arbour, professeur émérite en droit constitutionnel de l’Université Laval, livre une charge contre le grand jeu colonial canadien.
Nous pourrions parler de certains passages clichés (réduire la Conquête aux plaines d’Abraham, par exemple), de certains arguments simplistes (dire que les immigrants votent NON parce qu’ils plaident allégeance à la reine d’Angleterre, entre autres) et du manque de concision qu’un bon travail d’édition aurait réglé (la définition du terme « colonisé » arrive seulement dans le 2e tiers du livre, par exemple).
Ce serait passer à côté de l’essentiel du livre : rappeler que le Québec demeure, à plusieurs égards, une colonie du Canada. Ce simple rappel détonne dans le paysage intellectuel actuel.
« Nous sommes des colonisés fiers et heureux de l’être. Nous avons surtout cette particularité nationale de croire fermement que nous ne sommes pas colonisés », lance d’entrée de jeu l’auteur. Chaque jour, nous nous enfonçons dans « une domination consentie jusqu’à l’absurde » et l’auteur ne se gêne pas pour nous mettre au visage notre responsabilité individuelle et collective. Il est simple de viser l’Autre, mais plus malaisé de tirer sur soi.
Or, la dépendance est devenue l’un de nos traits culturels, « une deuxième peau » anglaise, ce que Arbour compare au syndrome de Stockholm. Si cet Autre nous dit, par exemple, d’ouvrir les portes à une immigration encore plus importante et de la laisser s’intégrer à la minorité anglophone afin de montrer notre ouverture en nous conformant au multiculturalisme, le Québécois dira « oui ».
Dans notre angle mort se trouve toujours le regard de l’Autre. Il en résulte, nous dit l’auteur, que les Québécois sont « incapables de raisonner en dehors des liens de la dépendance coloniale », comme ils n’ont jamais été souverains.
Si le mot « colonisé » fait années 1960, voire 19e siècle, il est encore pertinent puisque rien, politiquement et juridiquement, n’a changé. Nous pourrions remplacer ce mot par un autre pour faire « postnational », mais, même sous des habits nouveaux, la réalité restera foncièrement la même. Le renouvèlement du nationalisme québécois au tournant des années 1960, notamment grâce au RIN et au FLQ à gauche et l’Alliance laurentienne à droite, est pourtant passé par la compréhension de la situation coloniale du Québec.
Pourquoi ce concept a-t-il alors déserté notre conscience depuis 1970? La Révolution tranquille, argumente Arbour, nous donne d’abord l’impression que nous sommes sortis de notre statut de colonie et que nous sommes « Maîtres chez nous ». Ne sommes-nous pas devenus des Québécois modernes qui méprisent les Canadiens français traditionnels d’autrefois?
Il apparaît de plus démesuré, voire malhonnête, à plusieurs de comparer le Québec et le Tiers-Monde. L’argument contre le caractère colonisé du Québec est simple : « comment peut-on être l’un des endroits les plus riches du monde et être colonisé »? C’est oublier rapidement que le colonialisme n’est pas uniquement un phénomène économique, mais un phénomène complexe d’infériorisation mentale, culturelle et juridique.
Le FLQ, poursuit Arbour, est aussi en cause dans cette disparition, puisqu’il a révélé que les Québécois n’étaient pas prêts à aller jusqu’au bout de la décolonisation complète, qui impliquait nécessairement une lutte. Ne voulant pas d’une lutte armée, il a fallu adoucir le poids de « l’ennemi » qui devient « un adversaire », voire un « partenaire ».
C’est ce que Lévesque, pourfendant du même souffle le socialisme du RIN et la violence politique du FLQ, a fait avec la « souveraineté-association » et non pas avec un projet d’indépendance, mettant du même coup entre les mains de son « partenaire » une partie importante de l’indépendance : la négociation.
Il faudra pourtant bien un jour que le mouvement souverainiste réfléchisse à cet angle mort. Où placer ces deux mouvements décolonisateurs dans la lutte pour l’indépendance? On ne saurait les chasser comme des chiens galeux. Le PQ, sous Parizeau entre 1987 et 1995, a été le seul à proposer l’indépendance, projet que Dumont et Bouchard ont tout fait pour attacher à un partenariat économique avec le Canada en 1995.
« La Constitution, ça n’intéresse parsonne », plaide Elvis Gratton, qui citait Jean Chrétien, repris en chœur par les colonisés du PLQ et consort. Et pourtant, nous dit Arbour dans la section la plus efficace de l’essai, elle devrait intéresser tout le monde parce que la domination juridique est le symbole le plus clair et le facteur décisif de notre sujétion au monde canado-britannique.
Résumons l’argumentaire juridique d’Arbour par une formule : le Québécois est individuellement libre, mais collectivement colonisé par la nation canadienne. Aucune des constitutions que nous ayons subies n’a été ratifiée par le peuple, n’en déplaise à la lumineuse Mélanie Joly qui, non seulement nous apprenait récemment que Macdonald était un grand Canadien – ce même premier ministre qui compara les Canadiens français à des chiens – mais aussi que nous avions fait le choix d’être gouvernés par la reine d’Angleterre.
La réalité est que le Québec ne contrôle qu’une partie insignifiante de sa destinée, soit les compétences du palier provincial, la plupart du temps dirigé par le PLQ dont la devise est « aliène que pourra » en se faisant un devoir de s’allier aux colonisateurs canadiens.
Au palier fédéral, le Québec joue à 1 contre 10 dans les réformes constitutionnelles, et à un peu plus de 1 sur 5 lors des campagnes électorales. Le pouvoir royal a été pratiquement redirigé vers le pouvoir centralisateur fédéral lors de la Confédération de 1867 et du Statut de Westminster de 1931. L’empiètement fédéral dans les champs de compétence provinciale est tellement devenu la norme que l’on ne s’en soucie même plus.
Pour les Québécois, la Confédération apparaît comme un « pacte entre deux peuples fondateurs ». Or, cette idée n’a jamais traversé la tête des Canadiens et la Cour suprême a été claire à plusieurs reprises : le Canada est le résultat d’un contrat entre des provinces, non pas entre deux nations.
Nulle part la nation québécoise n’existe dans la Constitution et encore moins dans la sacro-sainte Charte des droits de 1982. Depuis, le Canada a réussi à amener le Québec dans son jeu. Les colonisateurs ont limité l’analyse des colonisés de leur propre situation « sur le terrain de leurs droits individuels, là précisément où le colonisateur les invite à demeurer ». Trudeau père a gagné la lutte : même la majorité des souverainistes ne met plus en cause cette primauté.
À ma connaissance, seul l’ex-felquiste Jacques Lanctôt a recensé ce livre dans les grands médias : « C’est du Falardeau sans les sacres, un Falardeau qui aurait revêtu son habit de professeur ». Et il a bien raison. Ce silence, est-ce un signe, un hasard? Croyons-nous n’avoir rien à retirer en nous confrontant à cette lecture?
Le 22 avril dernier, pour célébrer les 90 ans de la reine Élisabeth II, les députés canadiens et québécois à la Chambre des communes, à l’exception des bloquistes, ont chanté en chœur God Save the Queen. Et l’on tente de nous faire croire que seuls les Conservateurs sont monarchiques et que les Québécois ne sont pas colonisés. Le problème, il faut le comprendre, n’est pas Trudeau, Harper ou Mulcair, mais le Canada.
J. Maurice Arbour, Cessons d’être des colonisés! Le colonialisme canadien? Feutré, déguisé, subtil et insidieux. Bref, un colonialisme de gentlemen et de bonne compagnie, Québec, PUL, 2015, 242 p.
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