Grande noirceur et Révolution tranquille

2016/09/13 | Par Simon Rainville

Le Québec avait amorcé sa restructuration et sa modernisation avant la Révolution tranquille et la « Grande noirceur » était plutôt une « période de pénombre où se fricotait très bien l’avenir », selon l’expression si juste de Jacques Ferron.

Cette thèse, qui n’effraie plus les historiens, tarde à se propager dans la mémoire collective. Le deuxième tome de La modernité au Québec d’Yvan Lamonde confirme cette tendance historiographique en mettant la touche finale à sa magistrale Histoire sociale des idées au Québec. L’interprétation est si nuancée qu’il fallait un historien ayant fréquenté l’histoire intellectuelle du Québec depuis pratiquement un demi-siècle pour réussir une telle synthèse.

La thèse de l’auteur se trouve dans le sous-titre : La victoire différée du présent sur le passé (1939-1965). La crise des années 1930 a bouleversé si fortement le monde occidental qu’elle a ouvert la porte à toutes les remises en cause à compter de la Deuxième Guerre mondiale.

Alors que Lionel Groulx, à la suite d’une lignée de penseurs, appelait de ses vœux la fidélité exclusive aux traditions franco-catholiques, les intellectuels de la nouvelle génération, notamment sous la plume d’André Laurendeau, se libèrent de « notre maître le passé », qui devient « notre maître dépassé ».

Malgré la prétention de Duplessis et de l’élite conservatrice de retenir le changement, la lutte pour « en être quitte envers le passé », selon l’expression de Borduas, mène tranquillement à une « victoire différée », plus les années 1950 avancent. L’Histoire rattrape alors le Canada français qui doit s’actualiser : ici et maintenant, plutôt qu’ailleurs et hier.

La Révolution tranquille, en quelque sorte, ne sera que le dernier acte de cette longue évolution débutée dans les années 1920, alors que le Québec prend pleinement conscience de sa nouvelle identité québécoise, loin du cléricalisme et du nationalisme traditionnel.

« Il faut que certains événements arrivent dans le langage avant d’arriver dans la réalité », disait André Belleau en regardant rétrospectivement cette époque. Les critiques intellectuelles des années 1920 se matérialiseront dans l’après-guerre.

La Deuxième Guerre mondiale a un impact significatif d’abord sur la perception qu’ont d’eux-mêmes les Canadiens français. Le rapport au monde et à l’Occident aussi change alors que nos ancêtres prennent conscience que la civilisation occidentale bascule, que le christianisme doit se réformer en une sorte d’humanisme chrétien et délaisser son influence sur le monde politique.

La deuxième crise de la conscription montre une fois de plus toute la distance politique et culturelle entre Canadiens français et anglais. Les habitants du Québec comprennent qu’ils n’ont qu’un seul État, le Québec, et qu’ils seront toujours minoritaires au Canada. En ce sens, avance Lamonde, l’invention du Bloc populaire canadien pour contrer la conscription doit être perçue comme l’ancêtre du Bloc québécois : un parti qui pense d’abord et tout le temps au Québec.

Le rapport à la France change aussi : il faut choisir entre la « vraie France », que nos ancêtres réduisaient à la « vieille » France d’avant la Révolution représentée par Pétain, et la France réelle de De Gaulle. C’est cette deuxième France « actualisée » que les Canadiens français finiront par appuyer, celle de la laïcité, de la République, de Camus, Sartre, Malraux et de Beauvoir.

Or, la guerre montre aussi aux Canadiens français qu’ils ne sont pas des Français du Canada, qu’ils composent une nationalité fort différente. Leur grande surprise est de se rendre compte qu’ils sont nord-américains, tant au sens géographique que culturel.

Alors que se desserrent tranquillement les obligations du passé, les travailleuses passent de 21,6% de la main-d’œuvre totale en 1911 à 27,4% en 1941. Ce sera bien sûr la longue lutte pour le suffrage féminin, menée par des féministes telles Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean, mais aussi le combat pour l’amélioration des conditions de travail et de l’état civil des femmes, toujours mineures devant la loi, de même que pour la révision du rôle de mère, d’épouse et de « manufacture à Canadiens français », ce qui mènera à la lutte pour la contraception et l’avortement durant la Révolution tranquille.

Malgré l’augmentation marquée du nombre de syndiqués, cette guerre pose un grand défi aux syndicats catholiques, celui de gérer la modernisation de la société. La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) doit choisir entre la fidélité à sa confessionnalité qui exclut les non-catholiques et la déconfessionnalisation qui menace la tradition canadienne-française. Elle choisira finalement la seconde option et deviendra la Centrale des syndicats nationaux (CSN) en 1960, afin de refléter le changement d’identité : exit le « catholique » et le « Canada », bienvenue le « national ».

Le cléricalisme est alors remis en cause, tant par les laïques que par des clercs progressistes. Le nationalisme conservateur, celui de la survivance, de la demi-mesure politique, du petit peuple de moutons, est lui aussi mis à mal. C’est la naissance de plusieurs mouvements, tant à droite qu’à gauche, qui récusent la survivance.

Cité libre sonnera bien sûr la charge le plus ardemment dans les années 1950, mais elle ne sera pas seule. Parti pris rejettera l’antinationalisme de Cité libre dans les années 1960 afin de promouvoir un indépendantisme de gauche. On connaît la suite : les colombes de Cité libre voleront jusqu’à Ottawa pour imposer leur nationalisme canadien anti-québécois alors que les partipristes se diviseront selon la même ligne de fracture que la gauche actuelle : priorité à la question nationale ou à la question sociale? À défaut de choisir, nous n’avons pleinement eu ni l’un ni l’autre.

À la périodisation classique faisant de la Deuxième Guerre mondiale une rupture absolue, Lamonde, à la suite d’historiens européens et américains, argumente donc qu’il faut plutôt voir la période 1920-1965 comme un tout. La guerre devient le catalyseur des mécontentements et des remises en question des décennies précédentes. L’opposition entre Grande noirceur et Révolution tranquille est plus complexe que l’on veut bien l’admettre.

Est-ce à dire que tout était joyeux sous Duplessis? Évidemment non! La censure, le patronage, l’irrespect des syndicats et le pouvoir clérical, pour ne prendre que ces exemples, demeuraient bien réels. Seulement, ces vilénies ne disent pas tout de l’époque.

Qu’est-ce que tout ceci change pour la compréhension du passé québécois, c’est donc dire de notre présent et de notre avenir? Habituellement, cette interprétation relativisant la Révolution tranquille est avancée par des intellectuels conservateurs, au nom de la nécessaire prise en compte de notre passé canadien-français.

Or, Lamonde montre une sensibilité progressiste. Plutôt que de voir les années 1960 comme une sorte « d’années zéro » du Québec moderne, l’historien montre comment les idées de gauche étaient déjà en branle depuis au moins les années 1920 alors que la société conservatrice était « déjà minée ». Plutôt que de vouloir rattacher le Québec actuel aux valeurs conservatrices d’une époque révolue, Lamonde nous dit que Duplessis a été le « baroud d’honneur » du conservatisme canadien-français.

Il faut reconnaître notre filiation avec les mouvements progressistes et laïcistes d’avant la Révolution tranquille. Le Canada français n’était pas que conservatisme et cléricalisme serviles. Comme toute société moderne, le Québec était traversé par plusieurs courants. Il faut contester la « tendance naturelle conservatrice » des Québécois avec laquelle les médias nous cassent de plus en plus les oreilles.

Puisque l’histoire en dit souvent autant sur ceux qui l’étudient que sur ceux qu’elle dit étudier, il est primordial que cette histoire scientifique combatte la mémoire collective faite d’à-peu-près, de faux fuyants et de clichés grotesques. Il en va de notre compréhension de nous-mêmes, de notre présent, de notre futur.

Borduas, qui avait tant honni le nationalisme et l’identité canadienne-française dans le Refus global, fit une drôle de découverte une décennie plus tard alors qu’il vivait à New York : « Il faut être profondément enraciné quelque part; les êtres et les esprits flottants sont d’un pauvre intérêt ».

Yvan Lamonde, La modernité au Québec, tome 2 : la victoire différée du présent sur le passé (1939-1965), Montréal, Fides, 2016, 450 pages.