Français en Allemagne et allemand en France, catholique chez les protestants et protestant chez les catholiques, jacobin pour les aristocrates et noble pour les démocrates, Adelbert von Chamisso parlait d’expérience lorsqu’il a écrit son célèbre récit fantastique, L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou L’homme qui a vendu son ombre. Aurait-il été Québécois qu’il en aurait sûrement écrit une version différente : sans aucun doute celle d’un homme qui a perdu la sienne en découvrant qu’elle était celle d’un autre.
Dans un essai incontournable, Le Canadien français et son double, Jean Bouthillette a rapatrié l’étrangeté du comportement. Chaque fois qu’un homme discute avec son ombre au Québec, son double lui répond, plus souvent qu’autrement, en anglais. Et sur un mode chanté, ces derniers temps. Avec comme résultat clinique que le sujet tend progressivement à devenir le reflet de cette ombre.
« Le nationalisme traditionnel – qui a repris du service – ne peut pas conduire à une libération nationale, rappelle Bouthillette, puisqu’il en incarne la contradiction même qui voile la conscience collective et finalement nous paralyse ».
Le concept de la souveraineté-association – diluée présentement en association souveraine par la CAQ – a sûrement été l’illustration contemporaine la plus probante de cet imbroglio psychotique. Peut-être même son ultime parachèvement. Non content de poser, dès le point de départ, l’Autre comme un a priori dans un projet qui n’a strictement de relation qu’avec nous-mêmes, il fait de sa reconnaissance comme partenaire, comme double, non seulement une priorité, mais la condition sine qua non de notre propre avenir.
Freud n’en a jamais autant demandé à ses patients en conflit œdipien avec le Père. Tout au plus leur a-t-il proposé de l’objectiver pour s’en dissocier et une fois leur inconscient libéré de son omniprésence obsessive, d’acquérir assez d’indépendance pour vivre éventuellement par et pour eux-mêmes.
Au Québec, l’absence du père est tout aussi proverbiale que l’attente perpétuelle de son retour comme Sauveur. Ce qui l’est moins est de savoir que nous l’avons remplacé par un père d’emprunt, une sorte de beau-père auquel notre inconscient collectif a conféré une autorité mythique, dont la figure de Lord Durham demeure, encore maintenant, l’incarnation achevée.
L’apparition dans ce contexte d’un concept comme celui de la souveraineté-association a provoqué un changement de perspective aussi radical pour le patient collectif que celui d’être obligé de quitter subitement le divan du docteur Freud, en plein cours de traitement, pour se retrouver dans le cabinet du docteur Jung. Partagé désormais entre la catharsis freudienne et le processus d’individuation jungien, le patient collectif n’arrive tout simplement plus à s’y retrouver dans ses options thérapeutiques.
En imposant à l’homme d’ici l’intégration de l’Autre dans son propre principe de réalité et le trait d’union comme étant la base de sa nouvelle personnalité, la souveraineté-association ne lui proposait plus un choix psychopolitique freudien, mais la réalisation jungienne, à l’échelle d’une collectivité tout entière, d’un exploit mystique : la réconciliation des contraires par la coïncidence des opposés.
Il n’y a donc pas à se surprendre qu’au moment de « référender », l’homme d’ici ait tendance à se dédoubler en deux parties presque égales, chacune votant n-o-u-i à l’autre, plutôt que de tenter l’impossible dissociation-association. Un non-choix qui, dans les circonstances, n’est pas le fruit d’une ignorance des enjeux, mais d’un constat existentiel : la certitude qu’en fin de compte, peu importe l’option choisie, il ne retrouvera pas son ombre. Certains s’en accommodent, d’autres pas.
Toute l’histoire du Québec est marquée au sceau de cette non-altérité qui s’étend à l’ensemble de ses institutions politiques, sociales ou culturelles. Revendiquant pour l’homme d’ici le droit d’être différent de l’Autre dans la mesure où il ressemble à l’Autre, le souverainisme associationniste a poussé le nationalisme alternatif dans ses derniers retranchements et l’a fait entrer dans une phase que les aliénistes définissent comme terminale : celle du délire logique. Rendu à ce stade, le patient collectif n’a plus de prise sur la réalité qu’il confond dorénavant avec la réalité de son discours politique ou de sa réduction économique actuelle.
Qu’au même moment, l’Autre, représenté par un transfuge québécois, s’aliène à son tour dans la rhétorique d’un discours tout aussi délirant parce que tout aussi logique, n’a rien pour nous étonner outre mesure : c’est même là, une dérive inéluctable du théâtre d’ombres qui nous tient lieu d’histoire.
Par un curieux synchronisme, comme ce fut le cas de Wilfrid Laurier avec Honoré Mercier, de Louis-Stephen Saint-Laurent avec Maurice Duplessis, de Pierrre Elliott Trudeau avec René Lévesque et de Jacques Parizeau avec Jean Chrétien, chaque fois qu’un héros s’est levé dans le ciel politique québécois pour affronter l’Autre, invariablement il s’est retrouvé à combattre l’incarnation même de ce qu’il refusait de devenir : le double d’une ombre anglaise.
Laurier fut l’homme de la double appartenance, Saint-Laurent celui de la double allégeance, Trudeau est l’homme du quiproquo, celui par qui la confusion arrive, en même temps que la logique pure remplace le castor-à-deux-têtes comme principe de gouvernement à Ottawa.
Comme premier article de son crédo politique, il établissait que « L’homme est libre parce qu’il est doté du pouvoir de la raison, c’est-à-dire qu’il possède la faculté de faire des choix raisonnés et en ce sens, ses seules actions libres, donc vraiment humaines, sont rationnelles et intelligentes ».
Dans ce contexte rationaliste, l’émotion est la grande ennemie de la déesse Raison. Et le principal défaut du nationalisme québécois, qu’il ne faut pas confondre dans l’esprit trudeauesque avec la nécessité rationnelle de l’unité nationale canadienne, est précisément de faire appel aux émotions.
En 1962, soit deux ans après la victoire libérale de Jean Lesage qui marque le début de la Révolution tranquille et quelques mois avant la fondation du RIN, il écrit dans Cité libre : « L’ultime tragédie serait de ne pas se rendre compte que le Canada français est culturellement trop anémique, économiquement trop démuni, intellectuellement trop en retard et spirituellement trop paralysé, pour pouvoir survivre pendant plus que quelques autres décennies d’immobilisme, se vidant de toute sa substance vitale dans un cloaque, miroir de la vanité et de la dignité nationaliste ».
Ancien élève des jésuites du Collège Brébeuf, avocat de droit constitutionnel, professeur d’université, essayiste politique, globe-trotteur et citoyen de l’univers, n’ayant d’allégeance qu’à un concept abstrait du monde et d’appartenance qu’à un seul territoire global où le tout est plus grand que la somme de ses parties, il va sans dire que le Prétendant ne pouvait pas être mieux préparé qu’il ne l’était en 1968 pour créer, dès sa première apparition sur la scène de la politique partisane, l’illusion charismatique qu’il pouvait être tout, pour tous, en même temps.
Ce que d’aucuns nommèrent, à l’époque, la trudeaumanie, chacune des deux grandes communautés linguistiques de la Confédération se complaisant à reconnaître en lui une version améliorée d’elle-même, agrandie en quelque sorte par le reflet de l’Autre. Trudeau n’étant plus dès lors comme Laurier ou Saint-Laurent, tantôt l’un, tantôt l’autre, mais perpétuellement l’ombre désincarnée des deux, le fantôme du Canada.
Depuis le Marc-Antoine arrogant de 1968 jusqu’au roi Lear malveillant de 1987 à 1995, en passant par le César vieillissant de 1980, le Crassus roublard de 1972 et le Brutus démagogue de 1974, c’est une pléthore de rôles : tous les personnages shakespeariens en un seul interprète. Une performance d’autant plus équivoque pour le public qui assiste béatement à l’enfilade que chacun des travestissements du transformiste en engendre un autre, une sorte de double, qui en serait la contradiction ou l’antithèse.
Dans une biographie de Richard Gwynn, Magus of the North, le titre anglais traduit en français devient Le Prince. Comme s’il allait de soi que Trudeau puisse être simultanément un Mage, une sorte d’illuminé swendenborgien pour les uns et un fier disciple de Machiavel – son antipode absolu – pour les autres.
Pendant les seize années de son règne, le frégolisme de Pierre Elliott Trudeau n’a pas nui à sa carrière auprès de l’électorat canadien, estime George Radwanski, un autre de ses biographes. Bien au contraire, à chaque nouveau tour de scrutin, ce transformisme s’est même avéré un atout politique majeur. De la cape romantique et du grand chapeau à la Bruant au veston croisé et au Homburg du banquier, le goût immodéré de PET pour les déguisements politiques lui aura permis d’offrir aux électeurs la possibilité de se convaincre qu’ils votaient pour le « changement », en votant chaque fois pour un « nouveau » Trudeau.
Pierre Elliott Trudeau est né à Montréal en 1919, l’année de la mort de Laurier, d’une mère d’origine écossaise, Grace Elliott, et d’un père québécois et millionnaire, Charlie Trudeau, président fondateur de l’A.O.A. (Automobile Owner’s Association), propriétaire du parc Belmont, principal actionnaire du club de baseball de Montréal, les Royaux, pilier du Club Saint-Denis qui était la réponse du milieu d’affaires nationaliste au Saint-James Club, ami intime de Camillien Houde, souscripteur financier de ses campagnes électorales et conservateur : bref, par plus d’un aspect, le portrait en peinture de presque tout ce que le Rejeton a combattu, dénoncé, méprisé ou ridiculisé sous le chapeau d’un nationalisme qu’il a souvent décrit comme une rêverie d’enfants attardés et dont il a fait, sans doute à l’image de ses propres fantasmes, un sinistre épouvantail.
Son agressivité pathologique face au Québec provenait-elle d’un transfert œdipien d’origine névrotique ? « Face à mon père, avouait-il lors d’une interview télévisée, avec toute la fausse candeur d’un homme qui a lu Freud, j’ai toujours eu l’impression de perdre mes moyens, sans doute parce que je me sentais inférieur à lui en tout. »
Autrement dit, il n’avait d’autre solution pour le dépasser en tout que celle de ne lui ressembler en rien. Ce à quoi il s’est appliqué toute sa vie, n’était-ce qu’en refusant d’accorder au Québec ce qu’il revendiquait depuis toujours pour lui-même : le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire le droit d’être un tout en tout.
Réduite à sa plus simple expression, la mission politique de Pierre Elliott Trudeau s’est résumée, pour emprunter ses propres paroles, à empêcher le Québec de sortir de la Confédération et à empêcher le Canada d’en faire sortir le Québec.
Tout comme Versailles a été sans le savoir, le monument funéraire de l’Ancien Régime, le rapatriement de la Constitution de 1982 qui, dans l’esprit de son premier artisan, devait parachever son œuvre, ne fut qu’un Requiem.
Non pas celui tant espéré du Québec, mais celui d’une idée britannique : ce fameux compromis canadien dont le Beau-père avait eu le génie d’établir la prémisse, laissant à la réalité le soin de le compléter par l’assimilation inévitable du Québec. Ce que la réalité s’est bien gardée de faire jusqu’à maintenant. Sans doute parce qu’elle avait compris depuis longtemps que le Canada cesse d’exister du moment où il cesse d’être ce qu’il est : un atermoiement.
En mal de donner un visage à l’identité canadienne, Stephen Harper s’est rabattu sur celui de la Reine. Son successeur se tourne vers la figure de son père dans l’espoir de recréer l’illusion charismatique qu’à son tour, il puisse être tout, pour tous, en même temps. Bref, l’Homme sans ombre.